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Aperçu sur l’anthropologie coranique : la création de l’homme, le sens de sa vie et sa destinée selon le Livre sacré des musulmans
خَلَقَ اللَّهُ السَّمَاوَاتِ وَالْأَرْضَ بِالْحَقِّ إِنَّ فِي ذَلِكَ لَآيَةً لِّلْمُؤْمِنِينَ
“C’est pour une juste cause que Dieu a créé les Cieux et la Terre. Il y a là bien un signe pour les croyants.” (29:44)
Au premier regard, la vision de l’homme présentée par le Coran peut sembler paradoxale : dans les nombreux versets qui le décrivent, il est qualifié tantôt de très injuste (zalûm), faible (da’îf), avare (qatûr) et ingrat (kafûr), tantôt de clairvoyant (basîr), savant (’âlim) et reconnaissant (shakûr) – un verset évoquant même son statut unique au sein de la création basé sur une “préférence divine” : “Nous avons honoré les fils d’Adam. […] Nous les avons nettement préférés à plusieurs de Nos créatures.” (Al-Isrâ’ (Le voyage nocturne) ; 17:70). Nous allons tenter de résoudre ce paradoxe en présentant les aspects principaux de la façon dont le Coran présente l’homme, créature dont l’”histoire” ne commence pas avec l’avènement de ce monde, mais trouve ses racines dans la prééternité, où se déroulent les événements fondateurs de l’anthropologie coranique.
Si le Livre sacré des musulmans met particulièrement en relief l’existence de la faculté d’intellection humaine en invitant sans cesse l’homme à la réflexion et à la méditation, il ne le limite pas au statut d’”animal raisonnable” ou de “roseau pensant” tel que l’ont décrit les philosophes. Le Coran utilise deux termes principaux pour désigner l’être humain : celui de bashar, qui fait référence à l’homme dans sa dimension charnelle et mortelle, et de insân, le plus communément utilisé (1), qui désigne l’homme dans son aspect à la fois corporel et spirituel. L’étymologie de ce second terme reste néanmoins l’objet de débat : certains linguistes affirment qu’il serait issu de la racine a-n-s et du terme uns exprimant l’idée d’affabilité et de familiarité, tandis que d’autres soutiennent qu’insân viendrait plutôt de nisyân signifiant l’oubli, et évoquant la propension de l’homme à oublier son essence profonde en projetant tous ses désirs et objectifs sur la vie de ce monde.
L’homme : corps et esprit en acte, lieu-tenant de Dieu en puissance
Plusieurs versets décrivent l’être humain comme une créature façonnée à partir d’ “argile molle” (tîn), de “poussière” (turâb), ou encore de “boue desséchée” (salsâl) qui est à l’origine de sa dimension corporelle ; de l’homme en tant que bashar. Après cette création matérielle, le Coran souligne que l’homme est ensuite transformé “en une toute autre création.” (Al-Mû’minûn (Les croyants) ; 23:12-14). Cette autre création fait référence à la dimension immatérielle de l’homme, son âme, qui fait de lui un insân. Cependant, le Coran ne présente pas l’âme de l’homme comme une réalité immatérielle quelconque, mais un “esprit divin” insufflé directement par Dieu en lui : “Quand Je l’aurai bien formé et lui aurai insufflé de Mon Esprit…” (Sâd ; 38:72). Cette présence de l’âme de Dieu en l’homme constitue le pivot de l’anthropologie coranique. (2) L’esprit (rûh) de Dieu n’est autre que l’ensemble de Ses perfections, manifestées sous la forme d’attributs et noms : “C’est à Dieu qu’appartiennent les Noms les plus beaux (al-asmâ’ al-husnâ)” (Al-A’raf ; 7:180) ; Noms qui sont cités tout au long du Coran : “Le Souverain, le Pur, l’Apaisant, le Rassurant, le Prédominant” (Al-Hashr (L’exode) ; 59:23) mais aussi le Miséricordieux, le Pardonneur, le Sage… La communication de l’Esprit divin en l’homme entraîne donc une présence de l’ensemble des Noms divins en lui à l’état de potentialité (3): “Il apprit à Adam tous les Noms” (Al-Baqara (La vache) ; 2:31). L’homme est ainsi appelé à devenir le lieu de manifestation de l’ensemble des Noms divins au travers de ses pensées et de ses actes.
Cette réalité est exprimée par le concept coranique de khalîfa, qui décrit le rang éminent de l’homme dans la création : “Lorsque Ton Seigneur confia aux Anges : “Je vais établir sur la terre un khalîfa“.” (Al-Baqara (La vache) ; 2:30). Le terme de khalîfa exprime l’idée de successeur ou de lieu-tenant. Or, succéder à quelqu’un ou se tenir en son lieu implique d’avoir les mêmes caractéristiques que la personne que l’on remplace. Il ne s’agit cependant pas ici d’une lieutenance issue de conventions (i’tibâri), mais une réalité ontologique et réelle (takwînî) issue de l’essence même de l’homme qui porte en lui les Noms. Cette lieu-tenance ou succession de l’homme ne doit pas non plus être envisagée comme un “remplacement” de Dieu durant une supposée “absence” : de nombreux versets du Coran insistent sur le fait que Dieu est omniprésent dans toute Sa création, et plus proche de l’homme que sa propre veine jugulaire. (4) Le lieu-tenance doit donc se comprendre comme un reflet de l’infinie générosité divine ayant donné à un être l’ensemble de Ses perfections tout en lui laissant le libre choix, comme nous le verrons, de les réaliser en lui. En outre, le Coran souligne que cette lieu-tenance ne concerne pas seulement la personne d’Adam, mais l’ensemble de l’humanité, en en citant plusieurs exemples : “David, Nous avons fait de toi un khalifa sur la terre” (Sâd ; 38:26) ; “C’est Lui qui a fait de vous les lieu-tenants (khalâ’if) sur terre” (Al-An’âm (Les bestiaux) ; 6:165). (5) Selon les chiites, les Douze Imâms sont également des lieu-tenants et les plus haut lieux de manifestations des Noms divins servant à la fois de modèle et de guide pour tout croyant invité à atteindre lui-même un tel rang. (6)
En résumé, l’anthropologie divine se base sur trois thèmes fondamentaux étroitement liés : l’âme humaine comme souffle divin, la présence en elle des Noms de Dieu issus de ce souffle, et l’homme comme lieu-tenant de Dieu sur terre.
Après avoir insufflé en l’homme Son esprit, Dieu ordonne aux anges de se prosterner devant lui : “Dès que Je l’aurais harmonieusement formé et lui aurait insufflé Mon souffle de vie, jetez-vous alors, prosternés devant lui” (Al-Hijr ; 15:29) – soulignant que l’homme-khalîfa de Dieu occupe un rang plus haut que celui des anges. Les anges s’étonnent d’un tel ordre en évoquant la propension de l’homme à l’injustice et à la violence. (7) Dieu présente alors Ses Noms aux anges en leur disant : “Informez-Moi de ces Noms, si vous êtes véridiques !” Ils dirent : “Gloire à Toi ! Nous n’avons de savoir que ce que Tu nous as appris. Certes c’est Toi l’Omniscient, le Sage.” Il dit : “O Adam, informe-les de ces Noms.” Puis quand celui-ci les eut informés de ces Noms, Dieu dit : “Ne vous ai-Je pas dit que Je connais les mystères des cieux et de la terre ?” (Al-Baqara (La vache) ; 2:31-33).
C’est donc en tant que lieu de manifestation de Ses Noms que Dieu présente l’homme comme étant un être “honoré” et “préféré” : “Certes, Nous avons honoré les fils d’Adam. […] Nous les avons nettement préférés à plusieurs de Nos créatures.” (Al-Isrâ’ (Le voyage nocturne) ; 17:70). C’est cette même réalité spirituelle cachée qui induit le Diable à commettre une erreur de jugement en réduisant Adam à sa dimension physique, et à refuser de se prosterner devant lui : “[Dieu dit : “Qu’est-ce qui t’empêche de te prosterner quand Je te l’ai commandé ?” Il [le Diable] répondit : “Je suis meilleur que lui : Tu m’as créé de feu, alors que Tu l’as créé d’argile”.” (Al-A’raf ; 7:12) En embellissant à l’homme les plaisirs de ce monde, le diable s’efforcera de réduire l’homme à sa condition d’être d’argile, à celle qu’il avait voulu, par jalousie et prétention, qu’Adam demeure confiné. Car si l’homme porte en lui les Noms divins, ils n’y sont présents qu’en état de latence. A la fois matière et esprit, l’homme se devra constamment de veiller à ce que la première dimension ne domine par la seconde en s’efforçant de mettre son corps au service de son âme. Selon la dimension de son être qu’il favorisera, l’homme pourra s’élever plus haut que les anges, ou tomber plus bas que les animaux : “Ils ont des cœurs, mais ne comprennent pas. Ils ont des yeux, mais ne voient pas. Ils ont des oreilles, mais n’entendent pas. Ceux-là sont comme les bestiaux, même plus égarés encore” (Al-A’raf ; 7:179).
Un verset évoque dès lors la difficulté d’actualiser ces Noms, évoqués ici au travers de l’expression de “dépôt” confié par Dieu à l’homme : “Nous avions proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes le dépôt (al-amâna). Ils ont refusé de le porter et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est chargé ; il est très injuste [envers les autres et lui-même] et très ignorant.” (Al-Ahzâb (Les coalisés) ; 33:72). En tant que porteur du dépôt divin, l’homme fera preuve d’injustice si, au lieu de manifester les attributs de générosité, de miséricorde… il choisit, par amour pour les biens de ce monde, ceux de l’avarice, la rancœur, l’ambition terrestre… – tel le détenteur d’un trésor qui le dilapiderait pour acquérir des choses sans valeur :
“Sachez que la vie d’ici-bas n’est que jeu et frivolité, apparat et futiles rivalités, ainsi que joutes sur la quantité de richesses et le nombre d’enfants. Elle est semblable à une pluie qui fait pousser une végétation qui, après avoir charmé un instant les cultivateurs, se fane, jaunit et tombe en débris.” (Al-Hadid (Le fer) ; 57:20). L’attachement exclusif à ce monde constitue ainsi l’obstacle principal à l’avènement de l’homme-khalîfa.
Le Coran présente une anthropologie selon laquelle tout être humain a la capacité de devenir l’image de Dieu en réalisant en lui l’ensemble des perfections divines, la seule différence entre lui et Dieu étant qu’il reçoit tout et doit tout à son Créateur. (8) Un autre verset présente néanmoins l’adoration de Dieu, et non l’atteinte du statut de khalîfa, comme le but de la création humaine : “Je n’ai créé […] les hommes que pour qu’ils M’adorent.” (Al-Zhâriyât (Qui éparpillent) ; 51:56). En réalité, la contradiction n’est qu’apparente : adorer quelqu’un n’est-il pas autre chose que de vouloir se rapprocher de lui, ne vouloir faire qu’un avec lui, et donc de l’imiter en se rendant semblable à lui ? L’adoration dont il est question n’est autre qu’un effort visant à réaliser en soi les Noms divins. Elle n’est donc pas un “service” dont Dieu aurait besoin, mais un moyen donné à l’homme de se rapprocher de Dieu : “O hommes, vous êtes dans le besoin de Dieu, et Dieu est Celui qui se suffit à Lui-même et qui est digne de louange.” (Fâtir (Le Créateur) ; 35:15). C’est également dans ce sens que nous pouvons comprendre ce hadîth de l’Imâm Sâdiq : “L’adoration (al’ubûdiyya) est un joyau au fond duquel se trouve la seigneurie [de l’homme] (al-rubûbiyya)“. (9)
Cette vision contraste avec la conception de l’homme du christianisme, marquée par le péché originel et la nécessité d’un rédempteur. En islam, chaque homme doit être son propre rédempteur par ses actes et ses efforts pour ressembler à son Créateur, ainsi que par un rappel constant de ce pour quoi il a été créé. Dans ce sens, selon le Coran, la défaillance la plus grave de l’homme n’est pas le péché, mais l’oubli du Dépôt divin et du Pacte primordial conclu avec son Créateur : “Nous avons conclu un pacte avec Adam ; mais il l’oublia ; et Nous n’avons pas trouvé chez lui de résolution ferme.” (Tâ-Hâ ; 20:115). Les Noms divins constituant la vérité de son être, l’oubli de Dieu est de fait indissociable de l’oubli de son propre être : “Ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu ; [Dieu] leur a fait alors oublier leur propres personnes” (Al-Hashr (Le rassemblement) ; 59:19). C’est avant tout cet oubli, et non les péchés en eux-mêmes qui n’en sont que la conséquence, qui est à l’origine de l’ensemble des aspects négatifs de l’homme cités par le Coran. C’est également dans ce sens que le Coran se présente comme un “rappel” de ce pour quoi l’homme a été créé : “Ceci n’est qu’un Rappel adressé aux mondes.” (Al-Qalam (Le calame) ; 68:52).
Le but de la vie terrestre
La vie humaine est donc le lieu “où l’on doit faire ses preuves”, en mettant chaque joie et chaque épreuve au service de cette haute destinée. Après s’être vu conférer un rang éminent, l’homme a ainsi été ramené au monde de la matière afin de choisir en toute liberté ce qu’il souhaite devenir : “Nous avons certes créé l’homme dans la forme la plus parfaite. Ensuite, Nous l’avons ramené au niveau le plus bas, sauf ceux qui croient et accomplissent les bonnes œuvres : ceux-là auront une récompense jamais interrompue” (Al-Tin (Le figuier) ; 95:4-6). Le monde de la matière, marqué, de par son caractère évanescent et matériel, à la fois par la présence et l’absence, la paix et la douleur, la coopération et le conflit d’intérêt, constitue un terrain idéal pour une telle épreuve : c’est dans le manque et la difficulté que la patience, la générosité, le pardon… prennent tout leur sens. Cela n’implique nullement que l’accomplissement de l’homme doit nécessairement se réaliser dans la douleur : les richesses, les enfants, les joies… sont aussi des épreuves car pouvant susciter de l’arrogance, un sentiment d’autosuffisance, un attachement à ce monde conduisant ultimement à l’oubli du fait qu’il n’est qu’un lieu de passage : “Nous avons placé ce qu’il y a sur la terre pour l’embellir, afin d’éprouver [les hommes et afin de savoir] qui d’entre eux sont les meilleurs dans leurs actions.” (Al-Kahf (La caverne) ; 18:7), la “bonne action” – qui doit être basée sur la foi – n’étant pas en soi un concept absolu, mais toute chose permettant d’actualiser une perfection en l’homme et de le rapprocher de son Créateur : “O homme ! Toi qui t’efforces vers ton Seigneur sans relâche, tu Le rencontreras alors.” (Al-Inshiqâq (La déchirure) ; 84:6).
Le Coran distingue également trois niveaux ou “états de l’âme” de l’homme : celui de l’âme qui ordonne le mal (al-nafs al-ammâra) (10), qu’il doit dépasser pour atteindre celui de l’âme qui juge ses propres actes et se repent (al-nafs al-lawwâma) (11), et enfin accéder à l’âme pacifiée et apaisée (al-nafs al-mutma’inna), prête à la rencontre avec le divin : “O toi, âme apaisée,
retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée” (Al-Fajr (L’aube) ; 89:27-28).
La vie terrestre sera marquée par un “retour vers Dieu” où l’ensemble des actes seront jugés : “Vous serez ramenés vers Votre Seigneur” (Al-Sajda (La prosternation) ; 32:11) ; “Dieu a créé les cieux et la terre en toute vérité et afin que chaque âme soit rétribuée selon ce qu’elle a acquis” (Al-Jâthiya (L’agenouillée) ; 45:22). Le Coran constitue donc une longue adresse à l’homme sur le fait que sa vie a un but bien déterminé, qui prendra tout son sens lors de sa rencontre avec son Seigneur : “Pensiez-vous que Nous vous avions créés sans but, et que vous ne seriez pas ramenés vers Nous ?” (Al-Mû’minûn (Les croyants) ; 23:115).
L’homme et sa création : les moyens pour parvenir à son but
Le Coran souligne plus généralement que chaque chose a été créée dans un but particulier ; rien n’est vain dans la création : “Nous n’avons créé les cieux et la terre, et ce qui est entre eux, que pour une juste raison” (Al-Hijr ; 15:85). (12) La sagesse et la miséricorde divine exigent que chaque créature soit dotée de moyens permettant d’atteindre le but pour lequel elle a été créée : par exemple, la pousse de blé est dotée d’un ensemble de facultés lui permettant d’absorber du sol et de l’air les éléments nécessaires à sa croissance et de donner des épis. Dieu est à la fois le Créateur de toute chose et Celui qui donne les moyens de réaliser ce pour quoi elle a été créée : “Notre Seigneur est celui qui a donné à chaque chose sa forme et qui l’a ensuite dirigée [vers son bonheur et sa fin qui lui est propre]” (Tâ-Hâ ; 20:50). L’homme ne fait pas exception à cette règle, en ce que Dieu a mis à sa disposition tous les moyens lui permettant de réaliser sa vocation à devenir le lieu-tenant de Dieu sur terre : Il est Celui qui “forme harmonieusement les hommes […] et qui les dirige” (Al-A’lâ (Le Très-Haut) ; 87:2-3). Ces moyens de guidance sont à la fois en l’homme, c’est-à-dire dans la constitution même de son être (takwînî), et à l’extérieur de l’homme, au travers de la prophétie, des signes divins… (tashrî’î).
Concernant le premier type de moyens, l’un des thèmes fondamentaux de l’anthropologie coranique est que le dessein de l’homme et la foi sont imprimés dans sa nature originelle. Cette réalité est exprimée de différentes façons dans le Coran : tout d’abord par la thématique de l’âme humaine comme esprit divin, mais aussi au travers d’un événement fondateur dans la prééternité, au cours duquel Dieu fit témoigner l’homme de son statut de Seigneur : “Quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes (’alâ anfusihim) : “Ne suis-Je pas votre Seigneur ?” Ils répondirent : “Mais si, nous en témoignons…” – afin que vous ne disiez point, au Jour de la Résurrection : “Vraiment, nous n’y avons pas fait attention”.” (Al-A’raf ; 7:172). Ce verset contient un point fondamental : Dieu ne fait pas témoigner les hommes au sujet du fait qu’Il est leur Seigneur en leur demandant de regarder Dieu comme un objet extérieur, mais c’est la considération de leur propre personne qui leur permet de reconnaître cette réalité. Ce verset vient une nouvelle fois souligner que la présence divine est enracinée dans la nature de l’homme, pour qui il suffit de contempler sa vérité profonde pour arriver à son Créateur : “Nous leur montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes (fi anfusihim), jusqu’à ce qu’il leur devienne évident qu’Il [Dieu] est la Vérité” (Fussilat (Les versets détaillés) ; 41:53). (13) Si la présence de Dieu et la reconnaissance de son statut de Créateur sont imprimées dans la nature de l’homme, la religion, qui n’est autre que la voie permettant de se rapprocher de Lui en actualisant ses Noms, est dès lors un besoin naturel et existentiel profond gravé dans la nature de chaque être humain qui a répondu, dès la prééternité : “Mais si, nous en témoignons…” (14) Dieu a ainsi créé en l’homme un penchant naturel pour la transcendance et la foi : “Dieu vous a fait aimer la foi et l’a embellie dans vos cœurs et vous a fait détester la mécréance, la perversité et la désobéissance” (Al-Hujurât (Les appartements) ; 49:7). Si, parfois distrait par les biens et plaisirs de ce monde, il en vient à oublier qui il est et donc à nier l’existence de Dieu, des circonstances exceptionnelles l’amènent naturellement à se tourner vers ce Principe transcendant dont il porte l’Esprit : “N’as-tu pas vu que c’est par la grâce de Dieu que le vaisseau vogue dans la mer ? […] Quand une vague les recouvre comme des ombres, ils invoquent Dieu, vouant leur Culte exclusivement à Lui ; et lorsqu’Il les sauve, en les ramenant vers la terre ferme, certains d’entre eux deviennent réticents” (Luqmân ; 31:31-32). (15)
Outre cette nature animée par un besoin inné de transcendance, Dieu a également conféré à l’homme les moyens intellectuels permettant de cheminer vers Lui, en octroyant à son âme la faculté de distinguer le bien du mal : “Par une âme ! Comme Il l’a bien modelée en lui inspirant son libertinage et sa piété ! Heureux celui qui la purifie ! Mais celui qui la corrompt est perdu !” (Al-Shams (Le soleil) ; 91:7-10). Les sens et l’intellect, parfois désignés par “le cœur”, font également partie de cette guidance inhérente à la constitution humaine : “Il vous a assigné l’ouïe, les yeux et le cœur. Que vous êtes peu reconnaissants !” (Al-Sajda (La prosternation) ; 32:9). L’ensemble des facultés de l’homme, mais aussi tout ce qui existe sur terre sont autant de moyens lui permettant de réaliser son dessein : “C’est Lui qui a créé pour vous tout ce qui est sur la terre.” (Al-Baqara (La vache) ; 2:29). En d’autres termes, le Coran présente le but de la création de l’ensemble des êtres et leur assujettissement à l’homme comme servant ultimement à la réalisation du khalifa, chacun fournissant un terrain propice à son développement physique et spirituel : “Ne voyez-vous pas que Dieu vous a assujetti (16) ce qui est dans les cieux et sur la terre ? Et Il vous a comblés de Ses bienfaits apparents et cachés.” (Luqmân ; 31:20).
Outre cette guidance naturelle (hidâya takwîniyya), les enseignements des prophètes et la religion constituent une “guidance législatrice” (hidâya tashrî’îyya) en proposant un ensemble de règles qui lui permettront d’atteindre son but – ces règles n’étant pas imposées artificiellement de l’extérieur mais reposant sur sa “nature” : “Acquitte-toi des obligations de la Religion en vrai croyant et selon la nature que Dieu a donné aux hommes en les créant.” (Al-Rûm (Les Romains) ; 30:30). (17) La religion consiste donc à se soumettre (islâm) aux programmes et règles définis par Dieu pour l’homme, ne permettant autre chose que d’actualiser en soi cette dimension spirituelle qui constitue l’essence profonde de chaque être (18) ; son “humanité” (insâniyya) pourrait-on dire. Elle vient concrètement rappeler à l’homme le pacte divin enraciné dans sa nature ; rappel du trésor caché des Noms que porte son âme.
La religion explicite donc les modalités d’un programme de vie permettant à l’homme d’atteindre le rang de khalîfa : “Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions” (Al-Baqara (La vache) ; 2:148), car ces bonnes actions, si elles sont fondées sur la foi, permettent de manifester la bonté, la générosité, la miséricorde… qui sont autant de Noms divins. (19) Néanmoins, si Dieu a donné à l’homme l’ensemble des instruments et moyens possibles pour atteindre son but, il est laissé libre de s’engager ou pas dans cette voie : “Nous l’avons guidé dans le chemin, qu’il soit reconnaissant ou ingrat” (Al-Insân (L’homme) ; 76:3). Sans cette liberté, le sens même de la perfection et de la réalisation du rang de khalîfa, qui consiste en un choix conscient entre le bien et le mal, perdrait tout contenu.
En faisant prendre conscience à l’homme de son statut de successeur de Dieu, la révélation coranique vise aussi à conférer un regard spirituel sur toutes les choses de la création, et à les voir comme à la fois autant de manifestations de la miséricorde divine, de rappels, et de moyens de se rapprocher de Lui : “N’ont-ils donc pas observé le ciel au-dessus d’eux, comment Nous l’avons bâti et embelli ; et comment il est sans fissures ? Et la terre, Nous l’avons étendue et Nous y avons enfoncé fermement des montagnes et y avons fait pousser toutes sortes de magnifiques couples de [végétaux], à titre d’appel à la clairvoyance et un rappel pour tout serviteur repentant.” (Qâf ; 50:6-8).
Cheminement et amour divin
Ce cheminement vers Dieu n’est pas un processus durant lequel l’homme serait seul pour rencontrer “d’un seul coup” son Créateur à la fin de sa vie : il se caractérise au contraire par une proximité de plus en plus intense avec Dieu en ce monde, et la construction d’un lien d’amour réciproque : “A ceux qui croient et font de bonnes œuvres, le Tout Miséricordieux accordera son amour” (Maryam (Marie) ; 19:96) ; “Si vous aimez vraiment Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera alors et vous pardonnera vos péchés” (Al-e ’Imrân (La famille de ’Imrân) ; 3:31) ; “Les croyants sont les plus ardents en l’amour de Dieu” (Al-Baqara (La vache) ; 2:165).
En effet, Dieu n’est pas seulement Créateur, Juste, Sage… mais est également Amour : “Mon Seigneur est vraiment Miséricordieux et plein d’amour (wadûd)” (Hûd ; 11:90). L’amour fait donc également partie des Noms divins présents dans la nature de l’homme et constitue l’un des moyens à la fois le plus beau et le plus fort de son cheminement spirituel. Plus l’homme se rapproche de Dieu, plus Ses noms, dont fait partie l’Amour, s’actualisent en Lui, et donc en retour, plus Dieu l’aime et se manifeste en lui comme Amour : “Dieu aime, certes, les bienfaisants” (Al-Mâ’ida (La table servie) ; 5:13) ; “Dieu aime les pieux” (Al-Tawba (Le repentir) ; 9:4) ; “Dieu aime ceux qui se purifient” (9:108) – la bienfaisance, la piété et le fait de se purifier n’étant autre que l’actualisation de la Bonté, de la Connaissance et de la Pureté divines en l’homme.
D’une simple créature d’argile, l’homme est appelé à embrasser l’ensemble des perfections de l’univers en devenant l’image de Dieu. En présentant l’homme comme le lieu de dépôt de l’ensemble des Noms divins, l’anthropologie coranique constitue un rappel et une invitation à la connaissance de soi qui, si elle est authentique, conduit à celle de Dieu : “Qui se connaît soi-même connaît son Seigneur“. (20) Le sommet de cette connaissance conduit à l’avènement de l’homme parfait ayant spiritualisé l’ensemble de son être par sa foi et ses actes de dévotion jusqu’à devenir l’objet de l’amour divin, et au sujet duquel ce hadîh qodsî a été révélé : “Lorsque Je l’aime, Je deviens l’oreille avec laquelle il entend, l’œil par lequel il voit, la langue avec laquelle il parle, la main avec laquelle il donne…“(21)
Notes
1-Le terme de bashar apparaît à 36 reprises dans le Coran, tandis que insân est utilisé 65 fois.
2-Ces deux dimensions de l’homme appartiennent à deux mondes différents. Le Coran reconnaît en effet l’existence du monde de la création matérielle (al-khalq), dans lequel la dimension matérielle de l’homme prend forme par étape, et du monde immatériel de “l’ordre divin” (’âlam al-amr) : “La création (al-khalq) et l’ordre (al-amr) n’appartiennent qu’à Lui.” (Al-A’raf ; 7:54). D’autres versets font état de ce monde marqué par la création instantanée d’êtres directement par Dieu, sans intermédiaire : “Quand Il veut une chose, Son ordre (amrihi) consiste à dire : “Sois”, et c’est.” (Yâsin ; 36:82) ; “Notre ordre est une seule [parole] ; [il est prompt] comme un clin d’œil.” (Al-Qamar (La lune) ; 54:50). L’âme de l’homme relève donc de ce second monde de l’ordre divin, et est directement issue de Dieu : “l’âme (al-rûh) relève de l’ordre (amr) de mon Seigneur” (Al-Isrâ’ (Le voyage nocturne) ; 17:85). De manière générale, le Coran insiste sur le fait que chaque créature a en elle un aspect divin et trouve ultimement sa source en Dieu : “Il n’est rien dont Nous n’ayons les réserves et Nous ne le faisons descendre que dans une mesure déterminée.” (Al-Hijr ; 15:21).
3-Selon certains commentateurs, l’enseignement des Noms serait un simple enseignement théorique, consistant à apprendre à l’homme les noms des différentes choses : l’arbre, le ciel, etc. Cette interprétation ne tient pas pour plusieurs raisons dont la principale est la suivante : comment un simple savoir théorique et le fait de savoir des mots et concepts pourrait être à la source de l’ordre donné par Dieu aux anges de se prosterner ? En outre et comme nous le verrons, Dieu demande ensuite aux anges de l’informer de ces noms après les leur avoir présentés : leur impuissance face à une telle requête ne reflète donc pas une absence de connaissance ou le fait que ces noms leur seraient cachés – Dieu les expose devant eux -, mais le fait qu’ils ne sont pas réalisés en eux-mêmes. Ils ne peuvent donc saisir leur nature profonde.
4-“Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire.” (Qâf ; 50 : 16). Dieu est également décrit comme étant plus proche de l’homme que son propre cœur : “Sachez que Dieu s’interpose entre l’homme et son cœur” (Al-Anfâl (Le butin) ; 8:24).
5-Voir aussi la sourate Yunûs (Jonas) ; 10:14 et 10:73.
6-A ce sujet, voir les articles “Qu’est-ce que le chiisme ?” et “Pourquoi a-t-on besoin d’un Imâm ? La philosophie de l’Imâmat selon les croyances chiites” dans La Revue de Téhéran, No. 72, novembre 2011, pp. 4-17 et 40-59.
7-Ainsi, après l’annonce divine de l’élection de l’homme au rang de khalîfa, les anges s’exclament : “Vas-Tu y désigner un [être] qui y mettra le désordre et répandra le sang, quand nous sommes là à Te sanctifier et à Te glorifier ?” (Al-Baqara (La vache) ; 2:30). Ce questionnement comporte plusieurs aspects : tout d’abord, il sous-entend une comparaison entre le rang des anges exempts de tout péché et celui de l’homme, qui est capable de corruption et de répandre le sang ; comparaison qui suscite une interrogation sur la raison de cette supériorité humaine. Il implique également un questionnement sur comment Dieu, qui est exempt de tout péché et corruption, peut qualifier de “représentant” une créature qui ne l’est pas. Le fait même que Dieu leur dise : “En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas” (2:30) et qu’en écho les anges répondent : “Certes c’est Toi l’Omniscient, le Sage.” (2:32)” montre bien l’existence d’une imperfection du savoir des anges, et qu’ils ne sont donc pas la manifestation totale de l’omniscience divine.
8-Il faut néanmoins préciser qu’il y a plusieurs voies et façons de devenir un lieu-tenant de Dieu, la réalité même de la khilâfa ou lieu-tenance comportant différents degrés ; toute personne pouvant en atteindre un certain degré selon la façon et l’intensité avec laquelle elle aura actualisé les Noms divins en elle-même.
9-Voir le recueil de hadîths intitulé Misbâh al-Shari’a.
10-A ce sujet, voir le verset : “Je ne cherche pas à m’innocenter moi-même, car c’est le propre de la nature humaine à pousser au mal (al-nafs al-ammâra bil-sû’), à moins qu’on ne soit touché par la grâce de Dieu, car Il est Clément et Miséricordieux” (Yusûf (Joseph) ; 12:53).
11-Cet état est évoqué dans ce verset : “Je jure par l’âme qui ne cesse de se blâmer” (Al-Qiyâma (La Résurrection) ; 75:2).
12-De très nombreux autres versets du Coran soulignent cette vérité fondamentale. A l’inverse, réfuter le sens de la création et la penser comme vaine et dénuée de sens est un signe d’absence de foi : “Nous n’avons pas créé le ciel et la terre et ce qui existe entre eux en vain. C’est ce que pensent ceux qui ont mécru.” (Sâd ; 38:27).
13-La même idée est exprimée dans d’autres versets, où l’homme est invité à faire un retour sur lui-même pour saisir les vérités profondes et le but de sa propre création : “N’ont-ils pas médité en eux-mêmes ? Dieu n’a créé les cieux et la terre et ce qui est entre eux, qu’à juste raison et pour un terme fixé.” (Al-Rûm (Les Romains) ; 30:8).
14-D’autres versets invoquent l’évidence de l’existence divine, comme “Leurs messagers dirent : “Y a-t-il un doute au sujet de Dieu, Créateur des cieux et de la terre ?” (Ibrâhim (Abraham) ; 14:10).
15-Le même exemple est évoqué en des termes proches dans la sourate Al-Isrâ’ (Le voyage nocturne) : “Votre Seigneur est Celui qui fait voguer le vaisseau pour vous en mer, afin que vous alliez à la recherche de quelque grâce de Sa part ; […] Et quand le mal vous touche en mer, ceux que vous invoquiez en dehors de Lui se perdent. Puis, quand Il vous sauve et vous ramène à terre, vous vous détournez. L’homme reste très ingrat.” (Al-Isrâ’ (Le voyage nocturne) ; 17:66-67).
16-L’idée d’assujettissement est exprimée en arabe par la racine s-kh-r à la deuxième forme, donnant le nom taskhîr. Ce terme signifie que les êtres qui en sont l’objet n’ont pas de volonté propre, et sont au service de la personne qui les assujettit.
17-La suite du verset précise qu’ “il n’y a pas de changement dans la création de Dieu” (Al-Rûm (Les Romains) ; 30:30), et donc que puisque la nature humaine reste la même, par extension, les lois qui s’appliquent à elle ne changent également pas : “voilà la Religion immuable” (30:30).
18-Les règles de la religion ne visent pas à étouffer la dimension corporelle de l’homme, mais davantage à permettre l’épanouissement de l’ensemble des facultés de l’être humain en vue d’un équilibre, dans le sens où aucune faculté n’empêche le développement de l’autre – et plus particulièrement, qu’une recherche effrénée des plaisirs physiques et matériels ne constitue pas un obstacle au développement du spirituel.
19-Le critère de l’éminence humaine est ainsi basé sur la piété, qui permet d’atteindre la position éminente pour laquelle elle a été créée : “Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux d’entre vous” (Al-Hujurât (Les appartements) ; 49:13).
20-Hadîth de l’Imâm ’Ali, Ghurar al-Hikam, no. 7946.
21-Un hadîth qodsî est une parole révélée par Dieu au prophète Mohammad mais qui ne fait pas partie de la révélation coranique. Le hadîth cité ici est connu sous le nom de “Hadîth de la proximité par les actes surérogatoires” (hadîth qurb al-nawâfil) et exprime le haut rang qui peut être atteint par le croyant, ainsi que sa proximité avec Dieu. Il souligne également l’importance des actes et prières surérogatoires dans l’atteinte du rang de lieu-tenant : “Le Prophète de Dieu a dit : Dieu a dit : “Tout serviteur qui veut se rapprocher de Moi ne se fait pas plus aimer de Moi en accomplissant les actes de dévotion obligatoires. Mais de façon certaine, le serviteur suscite Mon amour en accomplissant des actes de dévotion surérogatoires, jusqu’à ce que Je l’aime. Et lorsque Je l’aime, Je deviens l’oreille avec laquelle il entend, l’œil par lequel il voit, la langue avec laquelle il parle, la main avec laquelle il donne et les jambes avec lesquelles il marche. Lorsqu’il Me prie, Je lui réponds, et lorsqu’il Me demande une chose, Je la lui donne. Je n’ai jamais hésité à faire une action que Je voulais faire autant que lorsque Je fais mourir un croyant que J’aime. Il considérait la mort comme déplaisante, dès lors, le fait de lui causer un tourment et une gêne M’est déplaisant.”