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C’est cette conviction profonde qui conduisit Berdiaev à affirmer que « l’homme dont traite la psychologie n’est encore que l’homme extérieur. L’élément psychique n’est pas l’élément mystique. L’homme intérieur sera spirituel et non psychique ».
Cette différenciation (qui reproduit celle de la Gnose entre les « pneumatiques » et les « psychiques ») prend dans sa pensée une importance fondamentale, car elle conditionne l’attitude du mystique envers toute objectivation de la foi vécue. « Les religions, écrit-il encore, traduisent en connaissance et en être ce qui, dans la mystique, est vécu et révélé dans l’immédiat. La connaissance dogmatique des Églises universelles n’a été que la traduction objective de l’expérience mystique directement vécue […]. Les dogmes dégénèrent et meurent, lorsqu’ils ont perdu leur source mystique, lorsqu’ils conçoivent l’homme extérieur et non l’homme intérieur, lorsque leur expérience est physique et psychique et non spirituelle. La croyance historique effective est la croyance de l’homme extérieur, dont l’esprit n’est pas approfondi jusqu’aux sources mystiques ; c’est une croyance adaptée au plan physique de l’existence. »
Et c’est cela même qui nous a amené à suggérer qu’il existe sans doute une connexion secrète fatale entre l’avènement et les exigences de la fides historica et la préparation d’un âge qui devait être celui du matérialisme historique. Tel est le thème qui ressort de l’Essai de métaphysique eschatologique donné d’autre part par Berdiaev. « Le Christ avait repoussé dans le désert la tentation des royaumes de ce monde, mais les chrétiens succombèrent dans l’histoire à cette tentation. » C’est cela que signifie le passage du christianisme eschatologique au christianisme historique, c’est-à-dire l’adaptation du christianisme aux conditions historiques extérieures.
Dès ce moment a commencé la sécularisation du christianisme, et c’est ce qu’il importe de comprendre pour juger les formes sécularisées du messianisme social apparues aux XIXe et XXe siècles, aussi bien que pour déjouer l’illusion affirmant dogmatiquement le sens de l’histoire, car un tel sens est inconcevable sans une dimension métahistorique (la « dimension polaire », disions-nous plus haut, celle qui relie au « pôle céleste »), et c’est précisément de cette dimension que le positivisme et la socialité privent la conscience de l’homme.
Si l’on vient d’insister sur cet effort tendant à l’instauration nouvelle d’un christianisme mystique, dont la perspective eschatologique détermine essentiellement l’orientation, c’est parce que l’ouvre d’un Berdiaev nous atteste que les « Occidentaux » sont sans doute capables de sécréter l’antidote des négativités issues de la socialisation du christianisme. Il y a là comme un phénomène d’homéopathie spirituelle. Mais qu’en sera-t-il ailleurs, là où le poison vient de l’extérieur, et où, pour cette raison, sa vraie nature n’apparaît pas d’emblée ? La perspective eschatologique fut essentiellement aussi celle de l’Islam, par excellence celle de l’Islam shî’ite. Mais l’Islam est-il aujourd’hui à même de sécréter, pour sa part, l’antidote des idéologies qui, venant de l’extérieur, détruisent et ruinent ce qui fut sa spiritualité? C’est la grave question déjà posée ici ; elle domine la situation à laquelle nous avons à faire face ensemble.
Car voici, en poignant contraste, le témoignage d’une personnalité musulmane de Jordanie, Arabie sunnite. Les propos ont été tenus au cours d’une interview remontant à quelques années, mais il n’y a pas un mot à y changer, la situation n’ayant fait que se généraliser et s’aggraver depuis lors. Cette éminente personnalité arabe sunnite s’exprimait ainsi : « Comme je vis avec mon temps et que j’ai reçu une éducation occidentale, le progrès ne me paraît possible qu’en dehors de la tradition. Nous sommes nombreux, en Jordanie, à penser ainsi, à tenter d’impossibles synthèses. Comme tous nos frères arabes et musulmans du monde quand ils se mettent à penser, nous vivons un drame atroce.
Est-il possible de ne pas tuer Dieu, en tentant d’isoler la religion d’un système social condamné par le progrès technique et scientifique ? Dans notre Islam, la religion et la société sont confondues, l’une et l’autre n’existent que par l’union inséparable des deux. Est-il possible de nous moderniser sans nous damner? »
Ce qu’il y a de frappant dans ce témoignage pathétique, c’est l’envahissement total d’une âme par une idéologie dont elle est impuissante à sécréter elle-même l’antidote, parce que les prémisses de cette idéologie lui sont en fait étrangères. Nous sommes en présence d’une personnalité musulmane revendiquant son éducation occidentale, et de cette influence reçue de l’Occident sont radicalement absentes, bien entendu, les tendances et les protestations qui s’expriment dans les textes de Berdiaev cités ci-dessus ; il s’agit, tout au contraire, de l’influence des idéologies que ces textes dénoncent.
Une première affirmation typique intervient avec le slogan : « vivre avec son temps ». Qui donc donnera à cette âme musulmane désemparée la conscience et la force d’être et de vivre son propre temps à elle, non pas le temps de la collectivité anonyme, mais son propre temps personnel, son temps existentiel, où la vérité et le sens d’une doctrine apparaissent du fait qu’on l’assume soi-même, et non point par référence à tel ou tel moment du passé chronologique, ni à telles ou telles particularités sociales disparues? Et pourtant, les spirituels de l’Islam ont admirablement formulé la différence entre le temps historique extérieur (zamân âfâqî) et le temps de l’âme (zamân anfosî) ; ils savaient en effet que c’est « en ce temps-là » seulement, en ce temps existentiel, qu’une Tradition se transmet vivante, parce qu’elle est une inspiration sans cesse renouvelée, et non pas un cortège funèbre ou un registre d’opinions conformes.
La vie et la mort des choses spirituelles sont sous notre responsabilité; elles ne sont mises « au passé » que par nos démissions, nos renoncements aux métamorphoses qu’entraînerait pour nous leur maintien « au présent ». Il ne s’agit pas de tenter des « synthèses impossibles », mais il s’agit de comprendre ce que les spirituels ont compris depuis toujours, ce qui s’exprime dans la sentence de l’Imâm Ja’far rappelée plus haut : « L’Islam a commencé expatrié et redeviendra expatrié. Bienheureux les expatriés! »
Car, chose étrange, il est toujours apparu aux spirituels que, bien loin de consister dans la dissociation du social et du spirituel, dans leur différenciation et leur séparation, le « péril de damnation », la fatalité conduisant à « tuer Dieu », résulterait précisément d’une confusion et d’une identification entre la chose religieuse et un système social donné. Il s’agit même d’une séparation beaucoup plus radicale que celle qui permet encore de parler d’un « pouvoir spirituel » distinct du « pouvoir temporel », car, tant que l’on s’exprime en termes de « pouvoir » et de puissance, nous le remarquions plus haut, on en est, toujours ou déjà, à un niveau ou l’autre de la socialisation du spirituel, c’est-à dire de la situation conduisant à l’exclamation nietzschéenne :
« Dieu est mort. » Et de cette exclamation nous venons de percevoir un écho, jusqu’ici inouï, sur les lèvres d’une personnalité musulmane.
C’est pourquoi, au cours des réunions du petit cercle d’études shî’ites auquel il a été fait allusion ici précédemment, nous eûmes l’occasion, quelques semaines justement après que fut paru le texte de l’interview en question, de nous poser, à Téhéran même, la question : qu’est-ce qu’un shî’ite aurait à dire? Un shî’ite qui vivrait essentiellement sa religion comme Dîn-eQiyâmat, religion de la Résurrection. Il pourrait se faire que le témoignage rapporté ci-dessus gardât sa signification dramatique pour tous les cas où la religion islamique est identifiée purement et simplement avec la religion de la sharfat. Mais qu’en sera-t-il là où la sharfat est éprouvée comme n’étant que la moitié de la religion intégrale, celle-ci comportant essentiellement la haqîqat, la vérité spirituelle, la gnose qui est Qiyâmat, résurrection ?
Évoquons pour mémoire les caractéristiques qui différencient profondément l’Islam arabe et l’Islam iranien; elles n’ont pas à être traitées ici pour elles-mêmes, mais au nombre de ces différences il y a l’etkos qui, à l’heure actuelle, préserve l’Islam iranien de l’emmêlement aux passions sociopolitiques, aux exaspérations racistes ou nationales. C’est pourquoi le sens universel, supranational, du concept Islam comme concept religieux, est vécu et apparaît beaucoup plus clairement de nos jours en un pays comme l’Iran. Ce que l’on constate, à coup sûr, c’est que la personnalité jordanienne dont nous venons de citer le témoignage, passe totalement sous silence, sans doute parce que son éducation l’a laissée dans une ignorance complète sur ce point, la bi-poîarité de la sharfat et de la haqîqat, de la religion de la Loi qui, livrée à elle-même, n’est que religion sociale, et de la religion spirituelle, religion en vérité, dont toute la substance est faite du sens spirituel des Révélations divines, et ce sens est indépendant d’un système social déterminé. Même parmi les plus graves bouleversements extérieurs, la fidélité aux prescriptions de la sharfat est possible, parce qu’elle est affaire personnelle entre le croyant et son Dieu, et elle est telle, à condition d’être vivifiée par la haqîqat. Mais alors d’où surgit cette haqîqat?
Quelle en est la source ?
Les termes dans lesquels nous posions cette question entre amis, à Téhéran, à propos de l’interview en question, revenaient donc à la poser comme relevant en propre de la spiritualité shî’ite, et c’est pourquoi elle nous conduisait à méditer jusqu’en ses sources et fondements la situation philosophique et spirituelle du shî’isme. Essentiellement ceci : percevoir, au centre du shî’isme, la fonction de sa prophétologie et de son imâmologie comme le situant à égale distance du juridisme de la religion purement légalitaire et extérieure, et des implications contenues dans l’idée chrétienne de l’Incarnation divine; c’est-à-dire comme la « voie droite » (sirât mostaqîm) passant à égale distance du monothéisme abstrait et monolithique, et du dogme qui, postulé par le phénomène Église et l’idée de son magistère, se sécularise en l’idéologie d’une Incarnation sociale, lorsque la théologie, renonçant à elle même, s’efface devant la conscience sociologique. Essentiellement encore : l’idée de la ghaybat, de l’occultation et de l’invisibilité présente de l’Imâm, parce que cette occultation implique, avec l’idée d’un incognito divin, l’idée d’une communauté essentiellement spirituelle et l’attente eschatologique de la Parousie.
Cette eschatologie donne son sens à la condition de l’humanité présente, parce qu’elle y met fin par une transfiguration du Ciel et de la Terre. L’idée de la ghaybat rend impossibles toute socialisation et toute matérialisation institutionnelle de la res religiosa. Car la Parousie, la réapparition de l’Imâm caché (cf. encore infra livre VII), ce n’est pas un événement qui doit survenir de l’extérieur, un beau jour. Si l’Imâm est caché, c’est parce que ce sont les nommes qui se sont rendus incapables de le voir. Son Apparaître futur présuppose une métamorphose du Cœur des hommes : il dépend de ses adeptes que s’accomplisse progressivement cette Parousie, par leur propre acte d’être.
Jusque-là, le temps de la ghaybat majeure, c’est le temps d’une présence divine incognito, et parce qu’elle est incognito, elle ne peut jamais devenir un objet, une chose, moins encore une réalité socialisable. Tel est le sens du temps de la ghaybat, comme temps non pas « historique », mais comme temps existentiel.
Alors les contrastes ressortent d’eux-mêmes, en une brève récapitulation. Si la prophétologie et l’imâmologie shî’ites résistent aux efforts de socialisation du spirituel, c’est que l’idée de la walâyat est celle d’une Initiation spirituelle, d’une gnose, non pas celle d’une Église : les Amis de Dieu, les « hommes de Dieu », sont des Guides, des Initiateurs; ils ne constituent pas un magistère dogmatique. Visions et personnes théophaniques ne postulent aucune Incarnation qui laïcise le divin en le faisant entrer dans la trame de l’histoire empirique. La ghaybat, l’occultation de l’Imâm, l’incognito divin, maintient la dimension eschatologique (celle du christianisme primitif), comme elle maintient dans l’incognito d’une Ecclesia spiritualis la hiérarchie ésotérique qui échappe à toute socialisation, et partant, à toute laïcisation. L’homologie du cycle de la prophétie et du cycle de la walâyat permet de percevoir un plan de permanence historique, ou mieux dit, une hiéro-histoire s’accomplissant dans le monde spirituel, progressant d’ascension en ascension, non pas dans l’écoulement linéaire d’une évolution indéfinie. La vérité n’est pas en fonction du moment dans la chronologie linéaire, mais en fonction de la hauteur d’horizon à laquelle elle est perçue.
Le temps de la ghaybat n’est pas un temps avec lequel « on fait » de l’histoire extérieure; c’est un temps existentiel. L’Imâm caché est le temps de la conscience shî’ite, son lien permanent avec la métahistoire.
Ces indications sont de celles qui nous guident quant au sens des problèmes à surmonter ensemble. Nous avons fait allusion plus haut au paradoxe qui marque la situation extérieure du shî’isme, depuis l’époque même de son triomphe avec la restauration safavide au XVIe siècle (il en sera encore question, infra chap. II). L’ouvre puissante d’un Haydar Âmolî (VIIe/XIVe siècle), celle d’un Mollâ Sadrâ Shîrâzî et de ses élèves (XIe/XVIIe siècle), groupées autour de l’enseignement des saints Imâms, sont de celles qui doivent aider le shî’isme duodécimain à surmonter son propre paradoxe, en le rendant attentif à la signification actuelle de son message spirituel, et par là de son combat spirituel (infra chap. III).
Pour clore ce chapitre, relevons une observation frappante. S’il y a une vingtaine d’années, il n’était pas très fréquent de rencontrer un jeune intellectuel iranien avec qui s’entretenir de la philosophie d’un Mollâ Sadrâ Shîrâzî, ce n’est plus aujourd’hui un fait exceptionnel. Certes, ce ne sera jamais un fait auquel les statistiques aient à s’intéresser, mais quelque chose est en train de prendre naissance, un quelque chose auquel les pages du présent livre voudraient contribuer pour leur modeste part. Certes, je sais très bien que, s’il est beaucoup d’Iraniens, des jeunes et des moins jeunes, pour vivre avec ferveur les hautes doctrines des maîtres dont quelques-uns seront mentionnés ici, il en est d’autres, jeunes aussi ou moins jeunes, qui, à l’évocation des noms et des pensées dont ces pages seront remplies, ont pris l’habitude de répondre, les uns par une négation qui a pour excuse l’ignorance, les autres par un refus qui est souvent l’aveu d’une nostalgie. On souhaiterait que le présent livre leur inspire au moins le courage de leur nostalgie, en les convainquant qu’il n’y a aucune raison de succomber à cette mythologie du « sens de l’histoire », incapable de penser au présent ce qu’elle appelle le passé, parce qu’elle se donne l’illusion de l’avoir dépassé.
Nous rappelions plus haut l’enseignement des Imâms selon lequel c’est le sens intérieur, le sens ésotérique, qui est le vrai sens historique des Révélations divines, parce que ce sens ésotérique est celui qui, jusqu’au Dernier Jour, ne cessera de « se passer » dans l’homme intérieur. Le sens ésotérique est ici le sens historique, parce qu’il est l’histoire de l’âme, et parce qu’il est ainsi maintenu au présent par cette histoire même. C’est pourquoi ce que l’on appelle « tradition », en transmettant l’objet sauvegardé, suscite chaque fois du nouveau, non pas de nouvelles idéologies à la mode, mais de nouveaux témoins. Ce n’est plus tout à fait, certes, la conception courante qui identifie l’historique et le passé. En revanche, y aurait-il moins de franchise et de rigueur dans cette manière de comprendre « au présent », qu’il n’y en a dans de ce que l’on appelle couramment les nouvelles méthodes historiques? Car lorsque, à grand renfort d’archéologie, d’économie et de sociologie, on s’efforce de présenter le passé des masses anonymes comme véritable « sujet de l’histoire », n’est-ce pas encore et toujours le miroir de nos présuppositions, de nos inclinations et de nos ressentiments, qui nous présente « au présent » l’image que nous y déchiffrons… en toute objectivité ?
Il est une comparaison pour laquelle on avoue une prédilection et que l’on répétera ici, parce qu’elle surgit d’une méditation spontanée devant les ravins des torrents desséchés qui sillonnent le haut plateau iranien. Souvent, avec les mêmes amis, nous nous prenions à évoquer le jour imprévisible où de nouveau l’eau vive y coulerait à plein bord. Mais alors, nous demandions nous, où est l’avenir d’un courant d’eau vive, qu’il s’agisse d’un fleuve de ce monde, ou qu’il s’agisse d’un « torrent spirituel » ? Est-ce à son estuaire où l’Océan l’absorbe ? Est-ce dans les déserts de sable où il s’en va disparaître ? Ou bien est-ce à sa source? Sa source, n’est-ce pas elle qui est son avenir ? Car le passé et l’avenir, quand il s’agit des choses de l’âme, ne sont pas les attributs des choses extérieures ; ce sont les attributs de l’âme même.
C’est nous qui sommes des vivants ou des morts, et qui sommes responsables de la vie et de la mort de ces choses. Et c’est cela même le secret de l’herméneutique spirituelle des saints Imâms.
Mollâ Sadrâ, par exemple, est de ceux qui surent fort bien que nous ne connaissons jamais qu’en proportion de notre amour, et que notre Connaître est la forme même de notre amour. Aussi, tout ce que les indifférents nomment le « passé », reste-t-il « à venir » en proportion de notre amour, qui est, lui, la source même de l’avenir, puisqu’il lui donne la vie. Seulement, il faut avoir le courage de son amour.