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Pourquoi a-t-on besoin d’un Imâm ?
La philosophie de l’Imâmat selon les croyances chiitesAmélie Neuve-Eglise
« Si vous comptiez les bienfaits de Dieu, vous ne sauriez les dénombrer » (Coran ; 16:18)
Si le chiisme a fait l’objet d’attaques en tout genre au cours de son histoire, l’assaut le plus virulent qui lui fut adressé se situe sans doute au niveau du dogme : le rang qu’il accorde aux Imâms porterait atteinte à l’unicité et la seigneurie divines, tandis que le concept de wilâyat remettrait en cause le principe même de la fin de la prophétie scellée par Mohammad. Au sein des différentes écoles de l’islam, la critique est souvent formulée en ces termes : si Dieu a envoyé un prophète et révélé un livre qui se présente comme étant un « éclaircissement de toute chose » (16:89), pourquoi aurait-on besoin d’un Imâm ?
Au cours de cet article, nous allons évoquer plusieurs raisons qui, selon les chiites, justifient la nécessité de l’existence d’un légataire (wasî) et d’un successeur à la suite d’une révélation prophétique. Nous devons à ce titre rappeler qu’en tant que l’un des cinq principes fondamentaux du chiisme, l’Imâmat [1] n’est en premier lieu pas une affaire de foi mais d’intellect : le croyant doit d’abord accepter rationnellement la nécessité de l’existence d’un Imâm succédant à la prophétie avant de suivre une personne particulière revendiquant le titre d’Imâm. Cette dimension rationnelle à la source de l’existence de l’Imâmat a été évoquée dans l’article intitulé « Qu’est-ce que le chiisme ? » publié dans ce même numéro. Suivant une logique de complémentarité, le présent article vise à expliciter davantage les raisons justifiant l’existence des Imâms en nous basant notamment sur différents aspects de leur vie à la lumière du contexte historique de chaque époque.
Cette présentation permettra également de souligner l’ampleur du rôle dévolu à l’Imâm, couvrant des domaines aussi variés que l’exégèse, la cosmologie, la métaphysique mais aussi le droit, la politique, etc. ; cette diversité ne faisant que refléter les différentes dimensions de l’existence de l’Imâm, à la fois terrestre et extérieure (zâheri), mais aussi spirituelle et suprasensible (bâteni). Il faut enfin rappeler que selon un point de vue chiite, les Imâms sont des hommes parfaits et préservés de toute erreur, la plus haute manifestation des noms de Dieu sur terre. Toute pensée ou écrit à leur propos est donc condamné à ne saisir qu’un aspect limité de leur personnalité.
Rappeler et enraciner le message de la révélation
Après la mort d’un Prophète, l’une des premières missions de l’Imâm est de ne pas laisser dépérir l’élan spirituel de la jeune communauté musulmane, et de rappeler aux croyants l’esprit et les fondamentaux de la religion. Le but d’une religion est d’inviter l’homme à croire en l’invisible et à orienter l’ensemble de ses actes en vue d’un Au-delà imperceptible par les sens, élan qui demande à être accompagné, entretenu, pour ne pas retomber, et qui ne peut s’enraciner à l’échelle d’une société en seulement quelques décennies. D’un point de vue historique, avec l’arrivée de nouvelles générations n’ayant pas connu le Prophète, le message divin a connu de sérieuses déformations face aux nouveaux enjeux de pouvoir et à l’attrait des biens de ce monde, pour parfois n’être réduit qu’à une écorce vide. L’un des rôles fondamentaux de l’Imâm est donc de garder cet appel originel vivant, de l’enraciner dans l’esprit des gens, et de le préserver d’éventuelles déviations. Comme nous allons le voir, la mission des premiers Imâms ne fut pas seulement d’expliciter les principes fondamentaux de la religion tels que l’unicité de Dieu, l’existence d’un Au-delà… mais d’abord de les rappeler. [2] De nombreuses paroles de l’Imâm Sajjâd consacrées au simple rappel des principes de base de la religion tels que la résurrection et l’existence d’un Au-delà, laissent entendre à quel point les croyances étaient affaiblies moins de soixante ans après la mort du prophète Mohammad. A l’époque de l’Imâm Bâqer, les affaires religieuses demeuraient fortement négligées. Ibn ’Abbâs rapporte à ce propos qu’à la tribune de Basra, lors du sermon de la fin du mois de Ramadan, on rappela aux gens de donner l’aumône de leur jeûne (zakât al-fitra) [3], ces derniers ignorant ce principe essentiel scellant la fin de ce mois sacré. A la même époque, on rapporte que la majorité des croyants avait oublié les rites du pèlerinage à La Mecque [4], tandis que certains habitants de Shâm ignoraient le nombre de prières obligatoires.
Nous pouvons ici mieux cerner le rôle des Imâms comme « gens du rappel » et comprendre que sans eux, il ne serait sans doute pas resté grand-chose non seulement de l’esprit de l’islam, mais aussi des pratiques rituelles les plus élémentaires. Cette réalité a été confirmée par l’Imâm Bâqer, qui, à propos du verset suivant, « Nous n’avons envoyé avant toi que des hommes à qui Nous faisions des révélations. Interrogez les gens du Rappel, si vous ne savez pas. » (21:7), souligne : « Nous sommes les gens du Rappel » [5], ou dit à propos de ce verset : « La permanence de Dieu est meilleure pour vous si vous êtres croyants » (11:86) : « Je suis la permanence de Dieu. » [6]
Outre le rappel du Coran, les Imâms ont également permis de revivifier différentes traditions du Prophète ayant été oubliées ou sciemment effacées par certains califes. Les Imâms Bâqer et Sâdeq ont aussi formé de très nombreux savants dans le domaine des sciences islamiques, permettant un enracinement et une diffusion sans précédent de la lettre et de l’esprit de la révélation. Ils eurent également un rôle essentiel dans l’explicitation des fondements du droit (usûl al-fiqh), lançant ainsi un vaste mouvement de recherche sur le plan juridique (ijtihâd) en donnant une assise solide au droit et en invitant ensuite les savants religieux à déduire par eux-mêmes des règlements de ces principes généraux.
Dévoiler les sens cachés du Coran et l’esprit de la révélation
La nécessité de l’existence d’un Imâm repose également sur une conception particulière de la révélation comme véhicule d’un message qui, loin de se limiter à sa seule signification apparente, comporte de multiples niveaux d’interprétation eux-mêmes fondés sur l’existence de sens ésotériques (butûn) allant jusqu’à soixante-dix ou plus, selon certains hadiths. [7] D’un point de vue strictement rationnel, comment pourrait-on prétendre comprendre la parole de Dieu en quelques lectures et avec un intellect limité ? Comme le souligne Christian Bonaud en reprenant les propos de Mollâ Sadrâ, « la plupart des intellectuels sont déjà incapables de lire les livres d’Aristote et de Platon et de comprendre les propos de philosophes tels qu’Avicenne ou Farabi : comment pourraient-ils alors avoir la science du Coran, alors que c’est un Livre rempli de symboles, de significations ésotériques et de versets ambigus apparemment contradictoires et qui exigent d’être interprétés ? » [8] Le contenu du Coran demande donc à être interprété et son esprit profond dégagé par des êtres qui non seulement le connaissent parfaitement, mais dont l’existence est la manifestation même de ces significations.
Selon le chiisme, les Imâms sont les acteurs de cette interprétation, d’où leur qualificatif de « Coran parlant » (qor’ân nâteq). [9] Après la période de la Révélation (tanzil), les Imâms sont désormais ceux qui assurent le ta’wîl [10], c’est-à-dire la reconduction du sens apparent du Coran aux sens originels et ésotériques. La présence de l’Imâm permet donc de faire une lecture à la fois juste et profonde du Coran, et de ne pas tomber dans le piège de certaines interprétations littérales pouvant aboutir à de l’anthropomorphisme (tashbih). Il préserve la vérité spirituelle de la religion sans laquelle cette dernière ne devient qu’une écorce vide se limitant à des rites extérieurs. La présence de l’Imâm comme « herméneute du Livre » permet ainsi de concilier l’aspect littéral et apparent (zâher) avec l’aspect profond et ésotérique (bâten) de la religion sans sacrifier aucune de ces dimensions [11] et en gardant un équilibre permanent entre les deux. [12]
L’un des aspects important de cette mission est d’expliquer le sens profond de certaines obligations religieuses et légales. Concernant l’aumône légale (zakât), l’Imâm ’Ali souligne que loin de se limiter à un don matériel, la zakât embrasse en réalité l’ensemble des aspects de la vie humaine : la zakât de la puissance est l’équité [13], la zakât de la beauté est la chasteté [14], celle de la santé est l’effort dans l’obéissance à Dieu [15]
tandis que la zakât du corps est le jeûne [16]. L’Imâm Sâdeq rappelle également que la zakât savoir est de l’enseigner à ceux qui s’y consacrent. [17] Les Imâms expliquent aussi les effets invisibles de certains piliers de la foi, tels que la prière : « Si à proximité de l’un de vous se trouvait un fleuve qui lui permettrait de s’y laver cinq fois par jour, resterait-il des souillures sur son corps ? En vérité, la prière est comme le fleuve qui purifie. Ainsi, à chaque fois que quelqu’un s’acquitte d’une prière, elle purifie des péchés, sauf le péché qui l’a éloigné de la foi et qu’il continue de perpétrer. » [18] ; « Si celui qui prie savait ce qui l’enveloppe de la majesté de Dieu, il ne souhaiterait pas relever sa tête de la prosternation » [19], ou le jeûne : « Le sommeil de celui qui jeûne est une adoration, son silence est une louange, son acte est agréé et son invocation est exaucée. » [20] L’Imâm Sâdeq vient rappeler, selon le même principe que l’aumône, qu’il ne faut pas limiter le jeûne au simple fait de s’abstenir de nourriture : « Si tu jeûnes, fais en sorte que ton ouïe, tes cheveux et ta peau jeûnent. » Il énuméra d’autres parties du corps puis dit : « Le jour de ton jeûne ne doit pas ressembler au jour où tu ne jeûnes pas. » [21] Les Imâms viennent également éclaircir certaines raisons de son obligation : « C’est pour que le riche ressente la douleur de la faim et soit ainsi généreux envers le pauvre. » [22]
Préserver l’islam des déviations multiples et distinguer le vrai du faux
Sous le règne des califes omeyyades puis abbassides, les Imâms eurent un rôle de premier plan pour préserver l’islam de multiples interprétations déviationnistes, alors que de vastes politiques de corruption étaient mises en place afin de favoriser l’apparition de diverses sectes destinées à semer la confusion dans les esprits ou à servir d’arme idéologique du régime. La majorité des califes s’efforçait de gagner la sympathie des personnalités religieuses importantes en leur offrant argent, biens… pour ensuite leur demander de forger des hadiths ou de décréter des fatwas en vue de justifier leur politique du moment. [23] Dans ce contexte, les Imâms se virent conférer un rôle central dans la réfutation de ces différentes écoles au moyen de débats et controverses avec leurs savants [24], tout en mettant en garde des dangers issus de tout raisonnement personnel basé sur l’analogie. [25]
Ces déviations concernaient les domaines juridique, exégétique, théologique… A titre d’exemple, le courant jabbarite, largement appuyé par les Omeyyades, prônait l’existence d’un déterminisme divin absolu – idée fondamentalement en désaccord avec la liberté de l’homme défendue par les chiites -, idéologie qui justifiait une soumission aveugle à tout pouvoir quel qu’il soit et décourageait toute idée de rébellion car sur cette base, le fait qu’un dirigeant injuste tienne les rênes du pouvoir n’est que le reflet d’une volonté divine implacable à laquelle il est inutile de s’opposer. Nous pouvons également citer la secte des Murji’ites apparue à l’époque de l’Imâm Sâdeq qui soutenait qu’il était impossible d’émettre le moindre jugement en ce monde et de savoir si telle personne irait au Paradis ou en Enfer. Cette logique, entraînant une absence totale de jugement à propos des pires agissements, permettait de justifier la débauche du pouvoir. [26]
Les Imâms ont aussi mené une vaste entreprise de réfutation des faux hadiths, tout en donnant des critères généraux permettant à chaque croyant de distinguer lui-même le vrai du faux. S’ils sont un rappel, les Imâms ont également été comparés à l’arche de Noé ou à une ancre permettant de ne pas perdre totalement le cap dans la tempête. Dans ce sens, en commentant ce verset « Ainsi que des points de repères. Et au moyen des étoiles, [les gens] se guident. » (16:16), l’Imâm Rezâ a dit : « Nous sommes ces points de repères, et l’étoile, c’est le Messager de Dieu. » [27]
Distinguer ce qui est sacré de ce qui ne l’est pas en vivant l’islam à différentes époques
Une autre raison justifiant la présence des Imâms est de permettre au croyant d’apprendre à vivre sa religion dans différents contextes historiques, et de distinguer ce qui est inchangeable quel que soit le contexte de ce qui peut être sujet à adaptation. Ce rôle permet à la fois de ne pas sacraliser certaines pratiques qui ne le sont pas, et de ne pas réduire à un contexte historique, et donc mettre de côté, ce qui a une portée permanente. De par leur façon de vivre l’islam dans des conditions différentes – la liberté et l’oppression, l’opulence et la pauvreté, etc. -, les Imâms invitent à séparer l’essence de l’écorce, et à saisir l’esprit profond de certaines règles susceptibles d’être appliquées de différentes manières selon l’époque.
A titre d’exemple, on reprocha un jour à l’Imâm Sâdeq de porter de beaux vêtements, alors que l’Imâm ’Ali [28] portait en son temps des vêtements rudes et élimés. Il répondit : « ’Alî, fils d’Abî Tâleb s’habillait ainsi à une époque où on ne protestait pas et s’il s’habillait ainsi aujourd’hui, il se ferait dénigrer. Le meilleur des vêtements de chaque époque est le vêtement des gens de l’époque. » [29]
L’Imâm Sâdeq réfute ici l’idée d’une sacralité des vêtements humbles en soulignant que les croyants se doivent de vivre dans les mêmes conditions matérielles que la majorité des gens : son habillement peut donc évoluer lorsqu’une époque est plus prospère.
Cette même logique peut s’appliquer à propos de certains principes évoqués par le Coran, tels que le nécessité de se prémunir contre toute attaque éventuelle d’un ennemi : « Et préparez contre eux tout ce que vous pouvez comme force et comme cavalerie équipée, afin d’effrayer l’ennemi de Dieu et le vôtre » (8:60) Ce verset pose le principe général de la dissuasion préventive destiné à éviter tout combat, et précise concrètement que cela passe par l’acquisition de chevaux. Selon la logique évoquée précédemment, nous comprenons que ce principe général, c’est-à-dire apparaître fort face à un ennemi pour le dissuader de toute attaque, est inaltérable. Néanmoins, sa mise en œuvre est susceptible d’évoluer selon les époques : les chevaux sont remplacés par des armes plus sophistiquées, etc.
En tant que Coran parlant, l’Imâm a ici un rôle essentiel pour dégager l’esprit d’un principe et permettre l’évolution harmonieuse de la religion au cours de l’histoire, en la préservant à la fois d’une fossilisation et d’ « adaptations » susceptibles de remettre en cause sa vérité profonde.
Poursuivre le but de la prophétie dans l’instauration d’une société islamique juste
Le Coran évoque clairement que l’un des buts de la prophétie est d’instaurer une société juste et équitable : « Nous avons envoyé Nos messagers avec des preuves évidentes, et nous avons fait descendre avec eux le Livre et la Balance afin que les hommes observent l’équité » (57:25). L’Imâmat n’étant que le prolongement de la prophétie, la mission des Imâms consiste aussi à réformer les gens ainsi qu’à préparer le terrain à l’instauration de la meilleure organisation possible de la société ; organisation devant offrir le meilleur cadre possible à l’épanouissement des potentialités spirituelles de chacun.
Le refus de l’Imâm Hossein de se soumettre à un pouvoir injuste a également enraciné un esprit révolutionnaire tout en insistant, contre les écoles déterministes qui fleuriront par la suite, que l’homme est maître de son destin : il lui appartient donc de se dresser contre l’oppression et d’édifier la société dans laquelle il souhaite vivre.
A chaque époque, les Imâms se sont efforcés chacun à leur manière d’opérer un redressement moral de la société face au développement de la débauche des dynasties omeyyade et abbasside en insistant sur l’importance du bon comportement, de la générosité, en rappelant les interdits… tout en menant eux-mêmes une vie basée sur la piété, le respect de l’autre, l’aide aux pauvres, et la bonté en toutes circonstances. Leur mode de vie est donc lui-même un rappel de l’ensemble de ces principes et de ce que doit être la vie d’un croyant. Par conséquent, outre le fait de donner une vision juste de l’islam sur le plan théorique, la mission des Imâms a également une dimension éminemment pratique, en rappelant le sens profond de chaque acte qui doit être orienté vers Dieu. Un grand nombre de hadiths nous sont rapportés à ce sujet. A titre d’exemple, lorsqu’un mendiant arrivait, l’Imâm Sajjâd s’exclamait : « Bienvenue à celui qui porte mes provisions pour l’Au-delà. » [30], tout en invitant les gens à ne pas commettre d’injustice sur terre et à être satisfaits de ce qu’ils détiennent : « Celui à qui suffit ce que Dieu lui a imparti est le plus riche des hommes. » [31] ; « Ne craignez pas l’injustice de votre Seigneur, craignez surtout votre propre injustice envers vous-même. » [32] Dans cette optique, les Imâms invitaient également à se détacher de ce monde : « Considère le monde d’ici-bas comme une maison où tu as habité et de laquelle tu as déménagé, où comme de l’argent que tu as possédé dans un rêve et que tu as perdu à ton réveil. En vérité, je te donne ces exemples car chez les gens de savoir et de connaissance en Dieu, le monde d’ici-bas est comme l’ombre. » [33]
Mettre en relief un aspect de la religion et de la vérité divine à chaque époque
Si les Imâms sont une « lumière unique » ayant une même mission, les particularités existentielles de chacun d’entre eux alliées au changement des circonstances historiques ont permis la manifestation d’un aspect plus particulier de l’Imâmat et, partant, de la religion. Le califat de l’Imâm ’Ali a permis de mettre en relief la dimension politique de l’Imâmat fondé sur l’instauration de la justice, l’Imâmat de l’Imâm Hassan la patience face aux vicissitudes du temps, tandis que le martyre de l’Imâm Hossein a révélé la dimension révolutionnaire de l’Imâmat et son refus de toute compromission avec un pouvoir corrompu. La vie et les invocations de l’Imâm Sajjâd mettent quant à elles davantage en relief la dimension spirituelle de l’Imâmat, tandis qu’avec les Imâms Bâqer et Sâdeq, sa dimension intellectuelle, juridique et organisationnelle est affirmée. Ces différents aspects révèlent que certaines choses, comme par exemple l’opposition ouverte contre un pouvoir tyrannique, peut, selon les circonstances, être obligatoire, permise ou interdite. Le comportement de l’Imâm de chaque époque donne au croyant des clés lui permettant de saisir ces subtilités dans des contextes différents et d’agir au mieux selon les circonstances de sa propre époque.
La présence de l’Imâm comme Argument et Face de Dieu en ce monde
Selon le chiisme, le but visé par l’islam est actualisé dans ce monde même au travers d’une personne : celle de l’Imâm, qui est l’Argument de Dieu auprès de Ses créatures en ce qu’il leur montre ce à quoi doit mener l’ensemble des prescriptions de la religion. En outre, le principe de la justice divine exige que la terre ne soit jamais dépourvue d’un intermédiaire entre Dieu et les hommes qui les guide et par lequel l’erreur puisse être distinguée du vrai. [34] La prière de la lamentation (do’a-ye nodbeh) de l’Imâm Sâdeq résume parfaitement cette dimension de l’Imâmat : « A chacun [des prophètes] Tu [Dieu] donnas une Loi et traças une voie, et Tu choisis pour lui des Successeurs nommés, dépositaires vigilants succédant l’un à l’autre, époque après époque, pour maintenir Ta religion et servir d’Arguments envers Tes serviteurs, afin que la vérité ne cesse d’être établie, que sur ceux qui la suivent l’erreur n’ait point d’emprise et que nul n’aille dire : « Que n’as-Tu envoyé vers nous un messager venant [nous] avertir et établi pour nous un signe qui [nous] guide, de sorte que nous aurions suivi Tes [versets et Tes] signes avant que de connaître l’opprobre et l’infamie ! »(Coran, 20:134) » [35]
L’Imâm est un véritable lien entre le spirituel et le terrestre, « Lieu-tenant » (khalifa) [36] de Dieu en ce monde et manifestation des perfections divines à l’homme : « Le regard qui est simultanément Dieu regardant l’homme et l’homme regardant Dieu, c’est cela l’Imâm, comme pôle mystique, comme Face de Dieu vers l’homme et Face de l’homme vers Dieu. C’est la raison pour laquelle nos ésotéristes répètent que sans ce pôle mystique, l’humanité ne pourrait persévérer dans l’être. L’idée shî’ite révèle ici à la fois sa profondeur métaphysique et sa fructification immédiate en expérience spirituelle. » [37]
Notes:
[1] Il s’agit ici de l’Imâmat en tant que principe général, et non l’allégeance à un Imâm particulier qui fait à la fois appel à la raison et à la foi.
[2] L’Imâm al-Sajjâd (p), éditions BAA, p. 99.
[3] L’Imam al-Bâqer (p), éditions BAA, pp. 71-72.
[4] Les chroniqueurs soulignent qu’à l’époque de l’Imâm Bâqer et de l’Imâm Sâdeq, les gens avaient oublié les rites du pèlerinage à La Mecque. Ainsi, Ibn Babouyeh rapporte de Abou Hanifah, al-Na’mân, fils de Thâbit : « S’il n’y avait pas eu Ja’afar, fils de Mohammed, les gens ne connaîtraient plus les rites du Hajj » (Al-Faqih, Vol. 2, p. 519, H. 3112.) op. cit L’Imam as-Sâdeq (p), éditions BAA, p. 132.
[5] Kashf al-Ghummat, vol. 2, p. 337. Op. cit. L’Imam al-Bâqer (p), éditions BAA, p. 52
[6] Op. cit. L’Imam al-Bâqer (p), éditions BAA, p. 109.
[7] « Le Coran contient un exotérisme et un ésotérisme, cet ésotérisme renferme à son tour un autre ésotérisme jusqu’à soixante-dix ésotérismes. » On retrouve notamment ce hadith dans le recueil Safinat al-Bihâr et dans le commentaire Tafsir al-Sâfi).
[8] Yahyâ ’Alavi, « Qu’est-ce que l’islam chiite ? », programme radiophonique de la section francophone de l’IRIB.
[9] A ce sujet, nous pouvons citer ce hadith de l’Imâm Sâdeq : « La science de l’interprétation (exégèse) est une science qui est spécifique au Livre de Dieu. Le Coran est l’Imam « silencieux » qui contient ce qui est clair, tranché (muhkam) et ce qui peut prêter à confusion (mutashâbih), ce qui est global et ce qui est détaillé, ce qui est décrété et ce qui est abrogé, le général et le particulier, ce qui est absolu (mutlaq) et ce qui est restreint (muqayyid) et encore d’autres choses dont la connaissance est cachée aux gens. Il nécessite – pour l’expliquer et faire apparaître ce qui est caché – un Imam parlant, qui donnerait le jugement tranchant pour répliquer aux confusions auxquelles s’accrochent certaines branches de l’islam » (Al-Kâfi, Vol. 1, p. 52) op. cit. L’Imâm as-Sâdeq (p), éditions BAA, p. 125.
[10] Ta’wil vient de la racine awwala signifiant le fait de reconduire une chose à son origine.
[11] A ce sujet, Henry Corbin écrit : « Dans la mesure même où exotérique et ésotérique (zâhir et bâtin) sont en codépendance réciproque, fonction prophétique et fonction initiatique de l’Imâm (nobowwat et walâyat) sont également toutes deux interdépendantes, solidaires, inséparables (motalâzimatân). » En islam iranien, vol. 1, p. 49.
[12] Au cours de l’histoire de l’islam, la majorité des déviations a justement été due à la prise en compte exclusive et excessive de l’un de ces aspects : une lecture littéraliste à l’excès sacrifiant la dimension spirituelle de la religion, comme c’est le cas des wahhabites, et à l’opposé, une lecture soufie ne retenant que l’aspect ésotérique et intérieur, au dépend du respect de certaines obligations religieuses et en sacrifiant l’aspect extérieur de la religion, qui est tout aussi important que son aspect intérieur. Une lecture littéraliste sacrifiant le bâtin permet ainsi aux pires personnes de prétendre à la guidance des croyants, de Mo’awiya et Motawakkil hier, à Ben Laden et Al-Qaïda aujourd’hui ; de même, une lecture uniquement mystique entraîne son propre lot de déviations, de l’abandon de certains aspects obligatoires de la shari’a à l’élévation de personnes n’en étant pas dignes au rang de « pôle spirituel » (qotb).
[13] Ghurar al-Hikam : 5448/5449/5453/5454/5455.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Bihâr al-Anwâr : 78/99/1 – 78/247/77 – 78/268/182.
[17] Ibid.
[18] Hadith de l’Imâm Sâdeq, Bihâr al-Anwâr : 82/236/66.
[19] Hadith de l’Imâm ’Ali, Al-Khissâl : 632/10.
[20] Hadith de l’Imâm Sâdeq, Kitâb man lâ Yahdhuruh al-Faqih : 2/76/1783.
[21] Hadith de l’Imâm Sâdeq, Al-Kâfi : 4/87/1.
[22] Hadith de l’Imâm al-’Askari, Bihâr al-Anwâr : 96/369/50.
[23] Il faut également relever que 80 ans après l’Hégire, La Mecque et Médine, centres de l’islam, étaient devenus des lieux où vivaient la majorité des chanteurs et des musiciens. Cela laisse présager de l’état général de la communauté des croyants… Voir à ce sujet L’Imâm al-Sajjâd (p), Editions BAA, p. 75.
[24] Le mouvement d’apparition de ces sectes fut notamment très important à l’époque du calife abbasside Al-Mansour et de Hâroun al-Rashid qui, pour contrer le mouvement de diffusion des sciences de l’islam impulsé par les Imâms Bâqer et Sâdeq, subventionnèrent un vaste mouvement de traductions d’œuvres grecques en arabe. Si ce mouvement contribua indéniablement à enrichir la pensée islamique, nous ne devons pas perdre de vue les visées qui furent à son origine, et qui visaient à faire émerger des courants de pensée pouvant concurrencer et réfuter celle des Imâms.
[25] A ce propos, l’Imâm Sâdeq a dit à Abou Hanifah : « Ne raisonne pas par analogie, car le premier qui l’a fait est Iblis quand il a dit « Je suis meilleur que lui. Tu m’as créé de feu, et Tu l’as créé d’argile. » (7:12) Il a comparé le feu à l’argile. Et s’il avait comparé la luminosité d’Adam avec celle du feu, il aurait su laquelle des deux est la meilleure et laquelle des deux est la plus pure« . (Bihâr, Vol. 47, pp. 226-227, H. 16), Op. Cit. L’Imam as-Sâdeq (p), p. 136.
[26] A ce sujet, voir L’Imam al-Kâzhem (p), Edition BAA, p. 44.
[27] Tafsir ’Iyyâshi, Vol. 2, p. 42 ; Mosnad al-Imâm al-Rezâ, Vol. 1, p. 350.
[28] L’Imâm ’Ali est le premier Imâm, l’Imâm Sâdeq le sixième. Cinq générations les séparent.
[29] L’Imâm Sâdeq précise néanmoins à la fin du hadith : « Sauf que notre Sustentateur [l’Imâm al-Mahdi, qui réapparaîtra à la fin des temps], quand il se lèvera, portera les vêtements de ’Alî et aura sa conduite. » (Al-Kâfi, Vol. 6, p. 444, H. 15) op. cit. L’Imam as-Sâdeq (p), éditions BAA, p. 208.
[30] Bihâr al-Anwâr, Vol. 46, p. 74, H. 63., op. cit L’Imam Sajjâd (p), éditions BAA, p. 149.
[31] Hadith de l’Imâm Sajjâd.
[32] Hadith de l’Imâm ’Ali, Ghurar al-Hikam : 10234 – 10161/10162 – 4027/4028.
[33] Hadith de l’Imâm al-Bâqer, Al-Kâfi : 2/133/16.
[34] Dans le cas contraire, les serviteurs n’auraient plus d’ « argument » face à Dieu pour n’avoir pas été guidés, et pourraient ainsi se dédouaner de la responsabilité de leurs fautes et péchés éventuels. Selon ce hadith de l’Imâm Sâdeq : « Il n’y a pas de Prophète, ni d’homme, ni d’être humain, ni de djinn, ni d’ange dans les cieux et sur la terre, pour lesquels nous ne sommes pas des arguments à leur encontre. Dieu n’a pas créé de créature sans lui avoir présenté notre tutorat sur elle, et sans avoir pris argument de nous à son encontre, qu’elle soit croyante en nous, ou qu’elle soit incroyante, renégate, jusqu’aux cieux, la terre et les montagnes. » (Bihâr, Vol. 27, p. 46, H. 7) op. cit. L’Imam as-Sâdeq (p), éditions BAA, p. 204.
[35] Do’a-ye Nodbeh (invocation de la lamentation), traduction de Yahyâ ’Alavi, « Qu’est-ce que l’islam chiite ? », programme radiophonique de la section francophone de l’IRIB.
[36] Plusieurs versets du Coran font allusion au rang de Lieu-tenant de Dieu conféré à l’homme, cf. sourate Al-Baqara (La vache), versets 30-33.
[37] Corbin, Henry, Face de Dieu, face de l’homme. Herméneutique et soufisme, Entrelacs, 2008, p. 262.