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Le Massacre de Çiffîn
Quatre-vingt-dix batailles avaient été livrées à Çiffîn.(1) Les pertes avaient été très lourdes. La plupart des historiens avancent le chiffre de soixante-dix mille soldats tués dans les deux camps depuis le début jusqu’à la fin des hostilités. Dans ce nombre il y avait quarante-cinq mille Syriens et vingt-cinq Irakiens. ‘Ammâr Ibn Yâcir, Hâchim Ibn ‘Otbah, Khazimah Ibn Thâbit, ‘Abdullâh Ibn Bodayl et Abul-Hathîm Ibn Tayhân étaient ceux des chefs notables des partisans de ‘Alî qui avaient reçu le martyre, tandis que les hommes distingués, du côté de Mu’âwiyeh, qui avaient trouvé la mort dans ces batailles, étaient: Thul-Kala’, Homayrî, ‘Obaydullâh Ibn ‘Omar, Hochâb Ibn Thil-Zalim et Habîb Ibn Sa’d al-Tay.
Le Retour des Armées
La trêve étant entrée en vigueur, Mu’âwiyeh échappa de peu à la défaite et marqua pour le moment un point, tout en conservant de bons espoirs pour le futur. Les armées ayant enterré leurs morts, quittèrent le funeste champ de bataille. Mu’âwiyeh se retira à Damas, et ‘Alî se rendit à Kûfa.
La Décision des Juges
L’heure de l’arbitrage étant arrivée, les juges se rendirent à Dumat al-Jondel, ou Azroh, chacun avec une suite de quatre cents cavaliers, comme convenu. Beaucoup de chefs notables de la Mecque, de Médine, d’Irak et de Syrie s’y rendirent également pour assister aux délibérations qui devaient décider l’avenir de l’Islam. ‘Abdullâh Ibn ‘Abbâs, qui accompagnait Abû Mûsâ pour présider aux prières quotidiennes, lui conseilla, lors de leurs discussions sur les questions de l’arbitrage, de se méfier des ruses de son collègue astucieux et de garder bien particulièrement présent dans son esprit le fait que ‘Alî n’avait pas un défaut qui puisse le rendre incapable de gouverner, et que Mu’âwiyeh n’avait pas une vertu susceptible de le qualifier pour diriger le gouvernement islamique.
Lorsque Abû Mûsâ arriva à Dumat, ‘Amr Ibn al-‘Âç était déjà prévenu des faiblesses du caractère d’Abû Mûsâ. Aussi le traita-t-il avec le plus grand respect et beaucoup de politesse afin de le mettre complètement sous son influence. Ayant gagné sa confiance, il lui fit admettre que ‘Othmân avait été ignoblement assassiné. Puis, il lui demanda pourquoi le vengeur de son sang, qui était de plus l’un de ses proches parents et un administrateur compétent, en l’occurrence Mu’âwiyeh, ne devrait pas lui succéder. A ceci Abû Mûsâ répliqua que la succession ne devait pas être déterminée sur une telle base, sinon la préférence irait aux fils de ‘Othmân en tant que légitimes prétendants, mais qu’ils devaient avant toute chose fonder leur choix sur le moyen d’éviter l’éclatement d’une nouvelle révolte ou guerre.
‘Amr Ibn al-‘Âç lui demanda alors ce qu’il proposait de faire. «Ecartons à la fois ‘Alî et Mu’âwiyeh et laissons les Croyants élire une tierce personne», suggéra Abû Mûsâ. «Je suis d’accord, dit ‘Amr Ibn al-‘Âç. Allons annoncer notre décision». Un tribunal fut érigé, d’où les deux arbitres devraient déclarer publiquement leur décision. Abû Mûsâ demanda à ‘Amr Ibn al-‘Âç de monter le premier à la tribune, mais ‘Amr, alléguant qu’il désirait par courtoisie laisser monter l’homme de ‘Alî le premier, et venant à bout de tous ses scrupules, insista auprès d’Abû Mûsâ pour qu’il montât le premier.
Abû Mûsâ monta donc sur la tribune et s’adressa aux gens dans les termes suivants: «Frères! ‘Amr Ibn al-‘Âç et moi-même avons ensemble examiné la question profondément, et conclu que le meilleur moyen possible de restaurer la paix et d’effacer la discorde du peuple est de déposer à la fois ‘Alî et Mu’âwiyeh afin de laisser au peuple le soin de choisir à leur place un homme meilleur. C’est pourquoi, je destitue à la fois ‘Alî et Mû’âwiyeh du Califat auquel ils prétendent, de la même façon que je retire cette bague de mon doigt». Abû Mûsâ descendit de la tribune, une fois qu’il eut terminé sa déclaration.
A son tour, ‘Amr Ibn al-‘Âç monta sur la tribune pour rendre public ce qu’il avait à déclarer. «Vous avez entendu, dit-il, comment il a déposé son Chef ‘Alî. Pour ma part je le dépose également et j’investis mon Chef Mu’âwiyeh du Califat, et je l’y confirme, de la même façon que je mets cette bague à mon doigt. Je fais ceci avec justice, car Mu’âwiyeh est le vengeur de ‘Othmân et son successeur légal». Après quoi, il descendit de la tribune. Cet arbitrage eut lieu au mois de Ramadhân, 37 H., soit Février 658 ap. J. -C.
Stupéfaction devant la Décision
L’assistance fut stupéfaite par l’issue inattendue de l’arbitrage. Ni les Kûfites ne songeaient que ‘Amr Ibn al-‘Âç pouvait duper si honteusement Abû Mûsâ, ni les Syriens ne rêvaient que Mu’âwiyeh pouvait réaliser un tel triomphe. Abû Mûsâ, déconcerté, abasourdi, et assailli de toutes parts dit: «Que puis je faire? J’ai été dupé par ‘Amr qui était d’accord avec moi, mais qui a fait un écart par la suite».
Autant les Syriens applaudissaient à la décision, autant les Kûfites étaient enragés. Au sommet de l’indignation, Churay, le commandant de l’escorte de Kûfa, se jeta sur ‘Amr Ibn al-‘Âç, et il était en train de le malmener durement lorsque les gens s’interposèrent pour les séparer et les laisser seulement s’injurier. Faisant l’objet de la raillerie des Syriens et des reproches des Kûfites, Abû Mûsâ se sentait très honteux d’avoir été dupé par son collègue. Craignant de devoir payer pour ce qui venait de se passer, il eut vite fait de s’enfuir à la Mecque où il vécut désormais dans l’obscurité et où on n’entendra plus parler de lui, bien qu’il mourût en 42 H., ou en 52 H. selon d’autres sources.
Beaucoup de ce qui avait été dit avec colère par les notables qui étaient stupéfaits par l’étrange dénouement de l’arbitrage, a été conservé par l’histoire. En voici quelques exemples:
Le fils de ‘Omar: «Voyez ce qui est arrivé d l’Islam. Sa plus grande affaire a été confiée à deux hommes dont l’un ne distingue pas le bon droit de l’erreur, et l’autre est un nigaud».
Le fils d’Abû Bakr: «Il aurait été préférable pour Abû Mûsâ qu’il fût mort avant cette affaire».
Abû Mûsâ lui-même est représenté comme parlant de ‘Amr par le recours au langage coranique: «Il est semblable au chien: il grogne quand tu l’attaques, il grogne quand tu le laisses tranquille». (Sourate al-A’râf, 7: 176) et ‘Amr lui répliqua: «Et toi, tu es « comme l’âne chargé de livres et qui n’en est pas plus avancé » (Sourate al-Jum’ah, 62, 5)».
Churayh, le commandant de l’escorte de Kûfa s’élança sur ‘Amr et ils se rouèrent de coups de fouet jusqu’à ce qu’ils fussent séparés par les gens. Churayh s’écria qu’il aurait souhaité faire usage de l’épée (au lieu du fouet). (« Annals of … » de W. Muir, p. 394)
‘Amr Ibn al-‘Âç retourna à Damas, alors que Mu’âwiyeh était salué, au milieu des acclamations de joie, comme Calife par les Syriens. Désormais, les intérêts de Mu’âwiyeh commencèrent à prospérer et la prédiction de Ka’b al-Ahbar semblait être en voie de se réaliser dans un futur proche, tandis que le pouvoir de ‘Alî se mit à décliner.
Les Khârijites
La trêve ayant été conclue le 13 Çafar 37 H. à Çiffîn, ‘Alî prit le chemin du retour avec son armée. Un corps de douze mille hommes sortit des rangs et marcha pendant une petite distance dans la même direction que celle suivie par le gros de l’armée, c’est-à-dire vers Kûfa. Ces soldats mécontents avaient d’abord grogné à voix basse le compromis conclu et s’étaient mis ensuite à se reprocher les uns aux autres d’avoir abandonné la cause de la Foi pour un compromis impie. C’étaient les Khârijites (un Khârijite est quelqu’un qui se rebelle contre les principes établis d’une religion), qui avaient refusé de combattre après la supercherie faite par l’ennemi et qui avaient pressé le Calife d’accepter l’arbitrage, et l’arbitre en particulier.
A l’approche de Kûfa, ces sécessionnistes campèrent dans un village appelé Harora, à proximité de Kûfa. Leurs notions religieuses tournèrent à un zèle fanatique qui professait que tous les croyants étaient d’un niveau égal et que personne ne devait exercer une autorité sur les autres. Ils fondèrent leur credo sur cette formule: « La hukma illâ lillâh », c’est-à-dire, il n’y a pas de jugement si ce n’est celui de Dieu seul, et par conséquent ils voulaient qu’il n’y ait ni Calife ni serment d’allégeance prêté à aucun être humain. Ils reprochaient à ‘Alî d’avoir péché en acceptant de se référer à un jugement humain, alors que le jugement appartient à Dieu seul, et ils lui demandaient de se repentir de son « apostasie ». Ils disaient que ‘Alî n’aurait pas dû faire quartier à l’ennemi, lequel aurait dû être poursuivi et soumis à l’épée.
Se rendant à leur camp, le Calife les admonesta fermement en leur reprochant d’avoir fait une mauvaise interprétation de la formule: « La hukma illâ Lillâh ». Il leur expliqua qu’en acceptant l’arbitrage il n’avait fait que suivre les stipulations figurant dans le Coran, et qu’il n’avait pas commis un péché dont il aurait à se repentir. Il souligna que le péché se trouvait de leur côté puisqu’ils avaient refusé obstinément de continuer à combattre l’ennemi, que c’était par leur révolte qu’ils l’avaient forcé à rappeler Mâlik al-Achtar qui était en train de repousser l’ennemi vers son camp, et sur le point d’obtenir une victoire totale, et que c’étaient eux qui l’avaient contraint à accepter l’arbitrage et l’arbitre en particulier. Il ajouta qu’il concevait que les arbitres étaient engagés selon les termes de l’accord de trêve à émettre un jugement juste et conforme au Coran, et que s’il était établi que le jugement était écarté de la droiture, il le rejetterait tout de suite et marcherait à nouveau contre l’ennemi.
Il leur dit en conclusion qu’il était erroné de lui demander d’interrompre la trêve qu’ils l’avaient eux-mêmes conduit à conclure. A tous ces raisonnements ils répondirent tout simplement: «Nous admettons notre péché mais nous nous sommes repentis de notre apostasie, et toi aussi, tu. dois te repentir de la tienne».
‘Alî répliqua qu’étant un vrai croyant, il ne voulait pas se démentir en admettant être ce qu’il n’était pas c’est-à-dire un apostat.
La Révolte des Khârijites
Ces sécessionnistes n’étaient pas satisfaits et ils prirent la décision de se rebeller, mais attendant l’issue de la décision des juges, ils s’abstinrent pour le moment d’entreprendre toute action. Tout de suite après le jugement rendu public par les arbitres, ils décidèrent de dresser le drapeau de la révolte et ils obtinrent de ‘Abdullâh Ibn Wahab, l’un de leurs chefs, d’accepter (contrairement aux principes de leur doctrine) le commandement, à titre provisoire, pour faire face à la situation critique.
Fixant leur quartier général à Nahrawân, à quelques kilomètres de Bagdad, au cours du mois qui suivit l’arbitrage, ils commencèrent à prendre la route du rendez-vous soit individuellement, soit par petits groupes, afin d’éviter d’attirer l’attention sur leur départ. Quelque cinq cents mécontents de Basrah aussi rejoignirent les insurgés à Nahrawân.
En même temps, ‘Alî, ayant appris la nouvelle du faux arbitrage à Dumat, s’était contenté de prendre note du mouvement de ces zélateurs fanatiques, son esprit était occupé avant tout par la question de Mu’âwiyeh et la levée de troupes contre la Syrie en vue de reprendre les hostilités. Les nouvelles de l’insurrection des Khârijites lui étant entre-temps parvenues, il leur écrivit qu’il était en train de se préparer à marcher contre Mu’âwiyeh et qu’il était encore temps pour eux de se joindre à son drapeau. Les sécessionnistes lui firent parvenir une réponse insultante, lui disant qu’ils l’avaient rejeté en tant qu’apostat hérétique, à moins qu’il ne reconnaisse son apostasie et s’en repente, auquel cas ils verraient s’il était possible d’arriver à un arrangement avec lui.
La Bataille de Nahrawân
Alors qu’il commençait sa marche sur la Syrie, ‘Alî apprit que les Khârijites avaient attaqué Madâ’in, mais qu’ils avaient été repoussés vers leur camp, qu’ils étaient en train de commettre d’horribles outrages dans les régions entourant leur camp, condamnant comme impies tous ceux qui refusaient de partager leurs sentiments, qu’ils avaient mis à mort un voyageur qui n’avait pas accepté leur doctrine, et éventré sa femme qui portait un enfant. Les soldats de ‘Alî, qui avaient laissé derrière eux leurs familles sans protection, et qui craignaient le danger de ces fanatiques barbares, exprimèrent leur désir de mettre ces hors-la-loi hors d’état de nuire avant de se rendre en Syrie. Un messager fut envoyé sur place pour enquêter sur ce qui se passait, mais il fut lui aussi mis à mort par les Khârijites.
Vu l’attitude dangereuse des insurgés, ‘Alî estima qu’il était nécessaire de prendre les mesures qui s’imposaient pour les contenir. Aussi changea-t-il de route et prit-il la direction de l’est. Traversant le Tigre, et s’approchant de Nahrawân, il envoya un messager aux insurgés pour leur demander de lui livrer les meurtriers. Ils répondirent que personne en particulier n’était responsable et qu’ils avaient tous le même mérite d’avoir répandu le sang des apostats. Cependant, ‘Alî, toujours soucieux d’éviter l’effusion de sang, essaya encore de ramener ces fanatiques égarés par des moyens pacifiques. C’est pourquoi, il planta un drapeau à l’extérieur de son camp, et une proclamation fut faite, signifiant que les rebelles qui se rassembleraient autour de ce drapeau, ou ceux qui se retireraient vers leurs maisons, auraient la vie sauve. La proclamation eut l’effet escompté.
Les rebelles commencèrent à se disperser en désertant leur camp, au point que ‘Abdullâh Ibn Wahab resta avec seulement mille huit cents partisans qui étaient résolus à combattre le Calife coûte que coûte. ‘Alî dit que ces hommes-là étaient les vrais Khârijites qui voulaient se lancer contre l’Islam. Et rapidement, conduits par leur dirigeant, ‘Abdullâh Ibn Wahab, ils attaquèrent désespérément l’armée de ‘Alî et eurent le sort qu’ils méritaient. Ils furent tous tués, à l’exception de neuf d’entre eux qui échappèrent à la mort, pour devenir des brandons de discorde et rallumer le prochain feu.
Du côté de ‘Alî, il y eut seulement sept tués. Les zélateurs qui avaient échappé propageront secrètement leur doctrine et leur cause à Basrah et à Kûfa, et réapparaîtront pendant les années suivantes en bandes d’insurgés fanatiques, mais ils seront rapidement mis en fuite ou taillés en pièces.
L’Expédition Syrienne Avortée
Les Khârijites ayant été vaincus à Nahrawân, ‘Alî revint sur ses pas en direction du Tigre qu’il traversa à nouveau, en sens inverse, avec son armée pour reprendre le chemin de la Syrie. Mais les chefs de ses partisans le pressèrent de donner à l’armée un peu de repos pour qu’elle se préparât au long voyage qu’elle avait à entreprendre et pour que les soldats se réarment afin qu’ils fussent mieux à même de faire face à un ennemi bien équipé. ‘Alî accepta la proposition.
L’armée fit donc marche arrière en direction de Kûfa et campa à Nokhaylah, dans le voisinage de cette ville. Une proclamation fut faite autorisant quiconque avait quelque chose à régler en ville à quitter le camp pendant un jour, à condition d’y retourner le lendemain. En peu de temps le camp fut presque vidé de ses soldats qui allèrent, les uns après les autres, en ville. Le lendemain, personne n’étant revenu, ‘Alî s’impatienta, et il se rendit lui-même à la ville pour haranguer les gens et les inciter à partir avec lui pour rejoindre l’expédition syrienne. Mais aucune réponse ne lui fut donnée et personne ne s’avança vers lui. Le Calife fut déçu et le projet de l’expédition fut finalement abandonné et il ne sera jamais repris.
Les Affaires d’Egypte (38 H.)
Mohammad, (2) le fils de Hothayfah, un Compagnon distingué du Prophète, était orphelin. Son père avait été tué à Yamamah. Il avait été adopté par ‘Othmân et élevé par ses soins. Lorsqu’il eut grandi, il demanda à ‘Othmân, devenu alors Calife, de lui confier un commandement, mais le Calife ne voulut pas accéder à sa demande avant qu’il ne prouvât lui-même, sur le champ de bataille, sa capacité à assumer les responsabilités d’une charge de cette importance.
Insatisfait par cette réponse, Mohammad s’était enfui en Egypte pour trouver refuge chez le Gouverneur de cette province, Ibn Abî Sarh. Etant un homme connu pour sa piété, Mohamad avait eu une influence grandissante sur le grand public et sur la cour. Ibn Abî Sarh lui avait confié la responsabilité de sa charge lors de son voyage à Médine pour porter secours au Calife assiégé par les insurgés.
Sur sa route vers Médine, Ibn Abî Sarh avait appris la nouvelle de l’assassinat de ‘Othmân, et de l’accession de ‘Alî au Califat. Etant un tyran et un homme sans principes, son sentiment de culpabilité l’avait conduit à fuir le tribunal de ‘Alî. Aussi était-il parti précipitamment pour la Syrie, où il avait trouvé refuge chez Mu’âwiyeh, et il n’était donc pas retourné en Egypte. Ainsi, Mohammad Ibn Hothayfah avait-il tenu le gouvernement d’Egypte jusqu’à l’approche de Qays Ibn Sa’d, le nouveau Gouverneur, désigné par ‘Alî.
Tout au long de la période de son gouvernement de l’Egypte, Mohammad souligna avec réprobation les défauts du caractère de ‘Othmân. Avant l’arrivée de Qays au siège du gouvernement, Mohammad avait été amicalement invité par ‘Amr Ibn al-‘Âç à ‘Arîch, une ville frontalière, où il avait été capturé par son hôte et emmené prisonnier chez Mu’âwiyeh qui avait chargé ‘Amr de tendre ce piège.
Qays assuma le commandement de l’Egypte comme représentant de ‘Alî pendant l’absence de Mohammad. Il était un homme de distinction, le fils de Sa’d Ibn ‘Obâdah, qui avait été le rival d’Abû Bakr à l’élection de Saqîfah. C’était un administrateur compétent et il s’acquitta de sa charge avec beaucoup de sagesse. Il obtint avec sagacité la prestation de serment d’allégeance des Egyptiens pour ‘Alî et parvint à tenir solidement les rênes du gouvernement.
Toutefois une fraction forte de partisans de ‘Othmân, à Kharamba, s’était écartée pour revendiquer à haute voix la vengeance du sang de ‘Othmân. (3) Qays les laissa sagement seuls pour le moment, renonçant même à leur demander le paiement de la Zakât. Mu’âwiyeh, craignant l’influence et l’exemple d’un Gouverneur si sage et si ferme à sa frontière, et estimant que sa présence en Egypte représentait un désavantage pour ses desseins dans ce pays, déploya d’abord tous les efforts possibles pour le détacher de son allégeance envers ‘Alî, en lui promettant de le confirmer dans ses fonctions de gouverneur d’Egypte et d’attribuer de bons postes à ses proches au Hidjâz.
Mais étant un partisan loyal de ‘Alî, Qays repoussa toutes ces offres. Ayant échoué dans ses tentatives de l’attirer vers lui, Mu’âwiyeh eut recours à une ruse déloyale pour le déloger de son poste. Il laissa entendre que Qays était son ami et qu’il agissait de concert avec lui. Il fit en sorte que cette rumeur parvienne aux oreilles de ‘Alî afin que celui-ci doutât de la fidélité de Qays. Pour réaliser son dessein, il maquilla une lettre pour qu’elle paraisse avoir été envoyée par Qays à Mu’âwiyeh. Dans cette lettre le premier informait le second qu’il était d’accord pour ne pas prendre de mesures contre les partisans de ‘Othmân à Kharamba. Mu’âwiyeh réussit à faire parvenir cette lettre entre les mains de ‘Alî, et elle produisit l’effet escompté.
La fidélité de Qays fut mise en doute et ‘Alî voulut le mettre à l’épreuve. Il lui donna l’ordre de prendre immédiatement des mesures fermes contre les contestataires de Kharamba. Qays, ignorant les machinations sournoises de Mu’âwiyeh protesta innocemment contre cet ordre. Sa protestation fut prise pour une épreuve de sa duplicité. Aussi fut-il déposé et Mohammad, fils d’Abû Bakr fut dépêché pour le remplacer.
L’Empiétement de Mu’âwiyeh sur l’Egypte
Dès que Mohammad Ibn Abû Bakr établit son autorité (38 H.), il se mit à pourchasser les partisans de ‘Othmân. Ces mesures suscitèrent immédiatement des conflits et des dissensions qui mirent le désordre à travers le pays. Désirant restaurer la paix, le Calife décida de changer de Gouverneur. Il releva Mâlik al-Achtar de son commandement à Nisbine et l’envoya d’urgence en Egypte pour y prendre la tête du gouvernement.
Mu’âwiyeh, qui était derrière tous les troubles en Egypte, se tenait bien informé même des moindres incidents qui s’y produisaient. Lorsqu’il apprit la nomination de Mâlik, il craignit la frustration de ses espoirs par la venue de cet homme capable qui avait été déjà la terreur des Syriens en général et de Mu’âwiyeh lui-même en particulier. Il était donc vital pour Mu’âwiyeh de se débarrasser de Mâlik au plus vite. Pour ce faire, il incita un notable qui vivait aux confins de l’Arabie et de l’Egypte et chez qui Mâlik devrait faire étape au cours de son voyage vers le siège de son gouvernement, à l’empoisonner, en lui promettant de le dispenser de payer la Zakât sur les revenus qu’il collectait dans sa région. Tenté par la vilaine promesse, cette homme empoisonna effectivement son hôte peu soupçonneux avec un poison si mortellement efficace, qu’il avait introduit dans un verre de miel, que Mâlik mourut avant même de quitter la maison.
Dès que Mu’âwiyeh apprit la nouvelle de sa mort, il dit: «Dieu a vraiment des armées de miel», (4) et il envoya immédiatement ‘Amr Ibn al-‘Âç à la tête de six mille cavaliers pour s’emparer de l’Egypte pendant qu’elle était plongée dans le désordre. ‘Amr s’empressa avec joie de revenir dans ce pays qu’il avait lui-même conquis et qu’il avait gouverné paisiblement pendant des années. Arrivé à Alexandrie, il fut rejoint par Ibn Charigh, le dirigeant du parti othmanite, et avec cette force combinée il s’apprêta à engager la bataille contre Mohammad Ibn Abî Bakr qui conservait encore le nom et l’autorité gouvernementale de ‘Alî. Ayant été mis en déroute par ‘Amr, Mohammad Ibn Abî Bakr tomba entre les mains de l’ennemi qui l’enferma vivant dans la peau d’un âne, et le ballot fut jeté dans le feu jusqu’à ce qu’il fût réduit en cendres. De cette manière le gouvernement d’Egypte sortit du contrôle de ‘Alî pour passer sous celui de Mu’âwiyeh.
‘Âyechah fut dramatiquement affligée par la nouvelle du sort tragique qu’avaient réservé à son frère ‘Amr Ibn al-‘Âç et Mu’âwiyeh. Dans sa douleur inextinguible, elle invoquera désormais la malédiction sur eux à chaque prière. (5) On dit que la tête grillée du frère de ‘Âyechah fut amputée du corps et envoyée à ‘Âyechah comme cadeau. A la vue de ce cadeau macabre, elle n’oubliera plus jamais sort de son frère et ne mangera plus jamais de viande rôtie jusqu’à sa mort.
L’Empiétement de Mu’âwiyeh sur Basrah
‘Alî fut autant profondément attristé par l’assassinat tragique de son fidèle Général, Mâlik al-Achtar, et par la mort cruelle de Mohammad Ibn Abî Bakr, que courroucé par la conduite traîtresse de Mu’âwiyeh dans son empiétement sur l’Egypte. Il se sentit dans l’incapacité de réparer le mal, puisqu’il ne pouvait pas rassembler une armée contre Mu’âwiyeh, malgré tous les discours éloquents qu’il avait vainement prononcés quotidiennement pendant cinquante jours pour inciter les gens à pendre les armes. Son cousin, ‘Abdullâh Ibn ‘Abbâs, le Gouverneur de Basrah, laissant la charge de son poste à son chancelier, vint à Kûfa pour réconforter ‘Alî.
Profitant de l’absence de ‘Abdullâh de Basrah, Mu’âwiyeh, qui guettait la moindre occasion de créer des difficultés à ‘Alî dépêcha l’un de ses capitaines, nommé ‘Abdullâh Hadhramî, à la tête de deux mille cavaliers pour prendre Basrah. Le chargé d’affaires, ne disposant pas de forces suffisantes pour faire face à l’envahisseur, lui abandonna la ville, et demanda un secours urgent au Calife. Une force de secours fut envoyée d’urgence par ‘Alî. Elle était dirigée par Jariya Ibn Qidamah.
Après une bataille dure et sanglante, Hadhramî fut défait et chercha refuge dans un château avoisinant, qui fut encerclé et incendié. Le rebelle et soixante-dix soldats qui s’y étaient réfugiés avec lui périrent dans les flammes. La ville fut reprise par les forces de ‘Alî, et ‘Abdullâh Ibn ‘Abbâs, étant entre-temps revenu de Kûfa, reprit son poste. Ces événements eurent lieu en l’an 38 de l’Hégire.
D’Autres Révoltes des Khârijites
La même année, les Khârijites se révoltèrent par grands groupes contre ‘Alî, en cinq ou six occasions, et à chaque fois ils furent exterminés et dispersés. Le plus remarquable de ces soulèvements fut celui de Khirrit qui avait incité les Persans, les Kurdes et les Chrétiens d’Ahwâz et de Ram Hurmuz à lever l’étendard de la rébellion. Une armée fut dépêchée à Basrah pour mater la révolte. Khirrit fut tué dans la bataille, et l’autorité du Calife fut restaurée.
La Politique Agressive de Mu’âwiyeh
En l’an 39 de l’Hégire, Mu’âwiyeh lança plusieurs raids sans résultats notables contre le territoire de ‘Alî. Ces raids visaient tantôt à faire des ravages dans le pays, tantôt à prélever la Zakât chez les gens, tantôt à montrer à ‘Alî la force supérieure de Mu’âwiyeh. L’objectif principal de ces incursions était de contrarier ‘Alî et en même temps, de susciter chez ses citoyens un sentiment d’insécurité sous son règne. Quelque huit ou dix raids de ce genre furent lancés dans les différentes parties du territoire sous domination de ‘Alî pendant cette année-là.
Par exemple, Sufiyân Ibn ‘Awf fut envoyé à la tête d’une grande force pour ravager le territoire s’étendant de Hît à Anbâr et à ‘Ayn Tamr. ‘Abdullâh Ibn Masûd Fizârî fut envoyé pour collecter la Zakât chez les bédouins de Taymah. Zohak Ibn Qays eut pour mission de surprendre les citadelles de Tha’labiyyeh et de Qatqatana. Pendant la saison du Pèlerinage, un fonctionnaire était chargé de guider les pèlerins dans leurs rites de Pèlerinage à la Mecque. Qothâm Ibn ‘Abbâs, le gouverneur de ‘Alî, fut obligé de renoncer à l’accomplissement de ses devoirs pendant que le fonctionnaire de Mu’âwiyeh, ‘Othmân Ibn Chaybah Abdarî conduisait les rites.
La force dépêchée par ‘Alî pour contenir ces actes vexatoires, arriva alors que les Syriens avaient déjà tourné les talons vers la Syrie. Ils furent toutefois poursuivis et rattrapés à Wadî-l-Qorâ où, après quelques escarmouches, ils prirent la fuite. Quelques-uns d’entre eux furent capturés et conduits comme prisonniers au Calife qui les échangea contre ses hommes détenus par Mu’âwiyeh. Bien que ces raids n’aient pas toujours abouti au succès, le but dans lequel ils avaient été organisés était atteint dans une grande mesure, puisque les gens laissaient voir désormais plus que jamais leur tiédeur pour la cause de ‘Alî et qu’ils ne faisaient rien pour repousser les envahisseurs qui voulaient les forcer à prêter serment d’allégeance à Mu’âwiyeh.
Une fois, pour repousser les envahisseurs, le capitaine de ‘Alî les avait poursuivis jusqu’à Ba’lbak, au coeur du territoire syrien, avant de retourner en Irak, par Riqqah, sans avoir rencontré aucune opposition. En représailles, Mu’âwiyeh fit une incursion dans la profondeur du territoire de ‘Alî et campa même pendant plusieurs jours à Mossoul pour montrer son mépris pour le pouvoir de ‘Alî. Il retourna à Damas sans être inquiété pour son incursion.
Les Raids de Mu’âwiyeh au Hidjâz
Au début de la quarantième année de l’Hégire, Mu’âwiyeh envoya un officier cruel de son armée avec trois mille cavaliers pour s’emparer de Médine et de la Mecque, les villes sacrées du Hidjâz, et pour lui obtenir l’allégeance de leurs habitants. Lorsque Bosar s’approcha de Médine, le gouverneur de cette ville, Abû Ayyûb s’enfuit à Kûfa, et Bosar entra à Médine sans opposition. Après avoir mis très cruellement quelques Médinois à mort, il menaça les notables de la ville de se livrer à un massacre général, s’ils refusaient de reconnaître Mu’âwiyeh comme étant leur Calife. Ainsi, furent-ils contraints de prêter serment d’allégeance à Mu’âwiyeh. Ensuite, il marcha sur la Mecque et y agit de la même façon.
Et une fois que le serment d’allégeance des Mecquois à Mu’âwiyeh eut été extorqué, le tyran se dirigea vers le Yémen où il décapita plusieurs milliers de partisans de ‘Alî. ‘Obaydullâh Ibn ‘Abbâs, le représentant de ‘Alî au Yémen parvint à s’enfuir à Kûfa, mais il laissa derrière lui ses deux petits-fils qui tombèrent finalement dans les mains du tyran et furent mis à mort d’une façon on ne peut plus barbare, en même temps que leur serviteur bédouin qui avait osé protester contre l’assassinat de sang-froid de ces deux garçons.
‘Alî, ayant appris la nouvelle de cette incursion, dépêcha immédiatement une armée commandement de Jariya Ibn Qidâmah, mais il était trop tard pour arrêter les outrages. Bosar était déjà sur le chemin de retour en Syrie lorsque l’armée de ‘Alî arriva au Yémen. Jariya poursuivit les Syriens à Najrân où ils avaient été accueillis à bras ouverts. A son approche, ils prirent la fuite, mais Jariya procéda à l’exécution de ceux parmi les habitants dont la complicité avec la horde de Mu’âwiyeh qu’ils avaient invitée était évidente, ainsi que de ceux qui s’étaient révolté contre le Gouverneur légal.
Jariya se dirigea ensuite vers la Mecque à la poursuite des fuyards, mais ils étaient déjà partis, là aussi. Il demanda aux Mecquois de renier le serment d’allégeance qu’ils venaient de prêter à Mu’âwiyeh et de renouveler leur hommage à ‘Alî. Après quoi il partit pour Médine, où Abû Horayrah, l’un des membres de la faction d’opposition, qui conduisait la prière quotidienne pour le compte de Mu’âwiyeh, se cachait quelque part. Jariya obtint des habitants le serment d’hommage à al-Hassan, le fils de ‘Alî, et quitta Médine, après un séjour de quatre jours, pour retourner à Kûfa. Abû Horayrah réapparut après le départ de Jariya et conduisit les prières comme avant.
Le sort cruel subi par les deux garçons de ‘Obaydullâh (un cousin de ‘Alî) affligea énormément leur père et leur mère, et accabla ‘Alî, peut-être plus que tous les autres soucis qui rongeaient son coeur. Il invoqua le courroux de Dieu sur Bosr, priant Dieu qu’il perde sa raison, et il la perdra effectivement, puisqu’il deviendra définitivement fou baveux. Pendant sa démence, il réclamait sans cesse son épée. Ses amis lui fournissaient une épée de bois et une autre creuse pleine d’air. Le misérable frappait son épée de bois contre l’autre, et croyait qu’il avait tué un ennemi à chaque coup.
La Mauvaise Conduite de ‘Abdullâh Ibn ‘Abbâs
Cependant il y avait quelques chagrins de plus en perspective pour ‘Alî. Des plaintes lui parvinrent, faisant état de fraudes et de détournements de fonds aux dépens du trésor public à Basrah. Le Calife convoqua le gouverneur de cette ville pour qu’il lui soumette les comptes du Trésor. ‘Abdullâh Ibn ‘Abbâs reçut la convocation dédaigneusement, et au lieu d’accéder à la demande, il déserta son poste et s’enfuit vers la Mecque en emportant une grande fortune avec lui. Il fut poursuivi par les habitants de Basrah, mais après un court combat il parvint à arriver à destination sans subir davantage d’ennuis. ‘Alî fut très mortifié par cette conduite de son cousin ‘Abdullâh Ibn ‘Abbâs. ‘Obaydullâh Ibn ‘Abbâs, le dernier gouverneur du Yémen, un autre cousin de ‘Alî qui lui était encore loyal fut envoyé pour remplacer le fuyard.
La Défection de ‘Aqîl
Presque à la même époque une autre grande calamité frappa ‘Alî. «Son frère ‘Aqil se rendit chez Mu’âwiyeh qui le reçut à bras ouverts et lui alloua de grands revenus. ‘Aqîl n’invoqua aucun autre motif à sa défection que le fait que son frère ‘Alî ne l’entretenait pas proportionnellement à sa qualité». (« History of the Saracens » de Simon Ockley, p. 326).
«’Aqîl se plaignait auprès de ‘Alî de la faiblesse de ses ressources et le priait de lui accorder un supplément d’allocation du trésor public. ‘Alî repoussa cette demande, mais devant l’insistance répétée de son frère, il lui demanda un jour de le rencontrer pendant la nuit pour qu’ils s’introduisent dans la nuit dans la maison d’un riche voisin, où ‘Aqîl trouverait tout ce qu’il lui manquait. « Es-tu sérieux? » lui demanda ‘Aqîl avec un mélange de surprise et d’indignation. « Le Jour des Comptes, lui répondit ‘Alî, il sera beaucoup plus facile de me défendre contre l’accusation d’un seul individu que contre le cri collectif de toute la communauté musulmane, propriétaire de ce trésor dont tu me demandes de te servir ». Selon d’autres versions, lorsque ‘Aqil sollicita de son frère l’augmentation de sa pension, ce dernier lui demanda d’attendre un moment, et se retira dans sa maison pour en revenir tout de suite après, avec un fer porté au rouge qu’il tendit à ‘Aqh en lui demandant de le prendre avec ses mains. ‘Aqh refusa, naturellement. ‘Alî lui dit alors: « Si tu ne peux pas supporter une chaleur produite par l’homme, comment veux-tu que j’accepte de m’exposer à un feu allumé par Dieu ». ‘Aqîl constatant que sa requête ne serait pas satisfaite, quitta Kûfa et rejoignit Mu’âwiyeh». (« Mohammadan History » de M. Price).
Les Plans des Khârijites en vue de se débarrasser des Gouvernants
Le règne de ‘Alî fut marqué par des conflits continuels. On ne le laissa jamais vivre et gouverner en paix. La révolte de ‘Âyechah, Talhah et Zubayr, la rébellion et les outrages traîtres de Mu’âwiyeh et de ‘Amr Ibn al-‘Âç, les soulèvements des fanatiques Khârijites, la froideur et l’apathie de ses propres citoyens, l’infidélité de son cousin ‘Abdullâh Ibn ‘Abbâs, et enfin le plus pénible de tout, la défection de son frère ‘Aqîl, l’accablèrent énormément. Ces difficultés se succédant rapidement, accaparaient son esprit.
Cependant, les Khâiijites étaient impatients de détruire le gouvernement de ‘Alî en particulier, et tous les gouvernements en général, étant donné qu’ils ne reconnaissaient aucun pouvoir ou autorité en dehors de ceux de Dieu, conformément à leur doctrine fondée sur cette devise: « La hukma illâ lillâh », c’est-à-dire, « le commandement appartient à Dieu seul ». Ils s’attendaient à ce que ceux qu’ils appelaient « les gouvernants impies » (‘Alî et Mu’âwiyeh, à leur avis) périssent dans le conflit qui les opposait et que le règne du Seigneur prévaille à la fin. En ayant assez de mener une vie retirée, trois d’entre ces fanatiques se rencontrèrent par hasard dans l’enceinte sacrée de la Ka’bah. Ils évoquèrent amèrement le sang qui avait été répandu en vain à Nahrawên et sur d’autres champs de bataille, et déplorèrent le règne de la tyrannie impitoyable et de l’apostasie (selon leurs termes) sur le monde musulman.
Subitement une idée illumina le visage de l’un d’entre eux avec un miroitement d’espoir. Il s’expliqua: «Il est inutile de pleurer les pertes que nous avons subies. Nous devons agir pour redresser les torts. Il ne faut pas que notre sang soit répandu en vain. Que chacun de nous tue l’un des trois oppresseurs des croyants. L’Islam peut être encore libéré et le règne de la droiture peut être encore établi ». Les deux autres approuvèrent avec enthousiasme la suggestion. Les trois zélateurs s’engagèrent par serment à sacrifier leur vie pour leur cause et dirent que le seul moyen valable pour restaurer l’unité et la paix en Islam était la destruction des trois « apostats ambitieux » – Mu’âwiyeh, ‘Amr Ibn al-‘Âç et ‘Alî. Chacun d’eux promit de tuer, sa victime désignée au jour et à l’heure fixés, avec une arme empoisonnée afin de s’assurer d’un coup mortel.
Les trois conspirateurs – Borâq Ibn ‘Abdullâh al-Taymî, ‘Amr Ibn Bakr al-Taymî et ‘Abdul-Rahmân Ibn Muljim se proposèrent de tuer respectivement Mu’âwiyeh, ‘Amr Ibn al-‘Âç et ‘Alî. Le troisième vendredi du mois de Ramadhân prochain fut fixé comme date de l’exécution de leur plan haineux. Leur attentat devrait avoir lieu pendant la prière du matin dans les mosquées de Damas, Fostat et Kûfa. Ayant empoisonné son sabre, chacun d’eux se dirigea vers sa destination: Borâk vers Damas, ‘Amr vers Fostat et ‘Abdul-Rahmân vers Kûfa.
Attentat contre la Vie de Mu’âwiyeh
Une fois arrivé à Damas, Borâq se rendit le matin du jour fixé et se mêla aux fidèles. Dès qu’il put, il poignarda Mu’âwiyeh à l’aine. Il crut que le coup était fatal, mais tel ne fut pas le cas. En effet, le chirurgien de Mu’âwiyeh, ayant examiné sa blessure, déclara que sa vie pourrait être sauvée soit par cautérisation, soit en buvant une potion qui le rendrait impotent à vie. Mu’âwiyeh avait à choisir entre les deux solutions, et il choisit de boire la potion. Il devint ainsi impotent pour le restant de sa vie. Le coupable avait été arrêté sur le champ. On lui coupa les mains et les pieds et il fut renvoyé chez lui à Basrah, où quelques années plus tard, il eut un fils. Le Gouverneur de Basrah de l’époque le mit alors à mort en lui disant: «Maudit! Tu as engendré un fils pour toi, alors que tu avais rendu le Calife impotent. Tu dois mourir».
Attentat contre la Vie de ‘Amr Ibn al-‘Âç
‘Amr Ibn Bakr, le second conspirateur, était à la mosquée de Fostat le vendredi fixé du mois de Ramadhân. Il porta un coup avec son arme à l’imam pendant qu’il accomplissait la prière. La victime mourut sur-le-champ, mais ce n’était pas ‘Amr Ibn al-‘Âç, lequel n’avait pas pu venir ce jour-là parce qu’il souffrait de coliques, douleurs auxquelles il dut de rester en vie. C’était Kharijah qui conduisait la prière à la place de ‘Amr Ibn al-‘Aç. L’assassin fut capturé et conduit devant ‘Amr Ibn al-‘Âç, dans sa cour où il découvrit son erreur: «C’est toi que je visais, Ô tyran!», s’écria le prisonnier en voyant ‘Amr Ibn al-‘Âç, lequel lui répliqua calmement: «Tu m’a visé, mais le Seigneur t’a visé», et il ordonna qu’on l’exécutât immédiatement.
Attentat contre la Vie de ‘Alî
Le troisième des conspirateurs, ‘Abdul-Rahmân Ibn Muljim, s’accommoda, à son arrivée à Kûfa, avec une femme, une belle servante de la secte Khârijite, dont le père, le frère et d’autres proches parents avaient été tués à Nahrawân. ‘Abdul-Rahmân tomba follement amoureux de cette demoiselle et lui proposa le mariage. Qatam, comme on l’appelait, répondit que son mari ne pourrait être que celui qui lui apporterait une dot consistant en la tête de ‘Alî, trois mille dirhams en argent, un esclave et une servante. Il accepta tout de suite les conditions. Qatam le présenta alors à deux autres mécréants, l’un nommé Werdân, un Khârijite disposé à se venger lui-même de ‘Alî, et l’autre nommé Chuhayb. Tous les deux s’apprêtèrent avec joie, à aider ‘Abdul-Rahmân dans son entreprise infâme. Les trois hommes se rendirent à la mosquée le matin du vendredi fixé, et lorsque ‘Alî apparut pour diriger la prière, Werdân et Ibn Muljim parvinrent à se placer juste derrière lui pour la prière. Dès que celle-ci eut commencé, Werdân porta un coup à ‘Alî, mais le manqua. Le second coup fut administré par ‘Abdul-Rahman. Il fut d’une précision fatale.
Le coup toucha la tête, au même endroit où ‘Alî avait été blessé dans une bataille du vivant du Prophète. Dans la confusion générale s’ensuivit, les trois assassins parvinrent à s’échapper. Wardân courut vers sa maison, mais il fut suivi par un poursuivant qui le rattrapa et le tua. Chuhayb fuit pour de bon et on n’entendra plus parler de lui. ‘Abdul-Rahmân se cacha pendant un certain temps. Lorsqu’on demanda à ‘Alî qui était son assassin, il répondit: «Vous le verrez bientôt».
‘Abdul-Rahmân ayant été découvert caché dans un coin de la mosquée avec son sabre taché de sang, on lui demanda s’il était le coupable. Il hésita un moment, mais fut vite contraint par sa conscience à reconnaître sa culpabilité. On l’arrêta et on l’emmena devant ‘Alî qui confia sa détention à son fils al-Hassan à qui il ordonna, avec sa clémence habituelle: «Fais en sorte qu’il ne lui manque rien, et si je meurs des suites de ma blessure, fais en sorte qu’il meure d’un seul coup».
On dit que la blessure était fatale, et elle le sera effectivement. ‘Alî dit qu’il avait soif, et on lui apporta un verre de sirop. En même temps le prisonnier demanda un peu d’eau à boire. Avec la générosité qui lui était coutumière et qui était un trait caractéristique de sa vie, ‘Alî lui offrit son propre verre de sirop.
Les Présages de ‘Alî relatifs à sa Mort
Durant tout le mois de Ramadhân pendant lequel il fut assassiné, il eut plusieurs présages de sa mort et, en privé, il laissa échapper, de temps en temps, quelques mots à ce propos. Une fois qu’il avait été victime d’un sérieux malaise, on l’entendit dire: «Hélas mon coeur! On a besoin de patience, car il n’y a pas de remède à la mort». Peu avant le vendredi 19 de ce mois-là, il était sorti de sa maison tôt le matin, pour aller à la mosquée.
«On dit qu’à sa sortie les oiseaux domestiques s’étaient montrés particulièrement bruyants dans la cour, et que l’un de ses serviteurs ayant lancé sur eux un gourdin pour les faire taire, ‘Alî lui dit: « Laisse-les, leurs cris ne sont que des lamentations présageant ma mort »». (« History of the Saraceens » de S. Ockley, p. 328).
La Mort de ‘Alî en l’An 40 H.
‘Alî fut blessé le vendredi 19 Ramadhân de l’an 40 H., à la mosquée de Kûfa où il s’était rendu pour conduire la prière du matin comme d’habitude. Il fut immédiatement ramené chez lui. Il survécut trois jours à sa blessure.
«Là, il fit venir ses fils, al-Hassan et al-Hussayn, à ses côtés et leur conseilla de rester fermes dans leur piété, de se résigner à la Volonté de Dieu, et d’être bons envers leur frère cadet, al-‘Abbâs, le fils de sa femme Hanifite. Ensuite, il écrivit son testament, et continua à prononcer le nom du Seigneur jusqu’à ce qu’il ait rendu le dernier soupir». (« Annals of the Early Caliphate » de W. Muir, p. 414).
Il mourut des suites de sa blessure, le lundi 21 Ramadhân, à l’âge de soixante-trois ans.
«Ses restes mortels furent ensevelis à environ sept kilomètres de Kûfa, et plus tard une très belle tombe, couverte par une mosquée dotée d’une magnifique dôme, fut dressée au-dessus de son tombeau. Ce site devint une ville importante, appelée, al-Najaf al-Achraf (Machhad ‘Alî), ou le Sépulcre de ‘Alî, et il fut enrichi et embelli par plusieurs monarques persans». (« Successors of Mohammad » de W. Irving, p. 187).
On dit que le Sépulcre de ‘Alî avait été maintenu dissimulé durant le règne des Omayyades.
L’Oeuvre Littéraire de ‘Alî
«’Alî jouit d’une grande réputation de sagesse parmi de tous les Musulmans sans distinction de tendances. Il subsiste encore de lui un recueil de cent sentences qui a été traduit de l’arabe en turc et en persan. Il y a également un recueil de vers de lui, colligés sous le titre d’ « Anwâr al-‘Aql ». La bibliothèque « Bodleian » conserve un livre volumineux contenants ses sentences. Mais son plus célèbre écrit a pour titre « Jafr wa Jam ». Il est écrit sur un parchemin avec des caractères mystiques mélangés à des figures, et il relate ou symbolise tous les grands événements survenus ou à survenir depuis l’avènement de l’Islam jusqu’à la fin du monde. Ce parchemin, qui fut déposé chez sa famille, n’est pas encore déchiffré. Ja’far al-Çâdiq avait en effet réussi à l’interpréter partiellement, mais l’explication complète en est réservée au douzième Imam, surnommé « Al-Mahdî » ou « Le Grand Guide». (« History of the Saracens » de S. Ockley, p. 332).
Les savants dans la langue arabe doivent beaucoup de reconnaissance à ‘Alî qui a fixé les règles de la composition correcte de la langue arabe en construisant(6)la grammaire dont l’absence constituait un grand défaut pour la littérature, et dont le manque se faisait profondément sentir pour l’écrivain.
Des Anecdotes de la Vie de ‘Alî
Les anecdotes suivantes de la vie de ‘Alî sont principalement tirées de « Oriental Table Talk » (livre traduit en anglais par Jonathan Scott Esqr, voir « Oriental Collections » d’Ouseley) (7):
Un jour, alors que Mohammad et ‘Alî mangeaient des dattes ensemble, le premier plaça les noyaux sur l’assiette du second inconsciemment. Ayant fini leur repas, le Prophète dit: «Celui qui a le plus de noyaux a mangé le plus». «Non, lui dit ‘Alî, celui qui a mangé le plus, c’est sûrement celui qui a avalé aussi les noyaux».
Un Juif dit un jour au vénérable ‘Alî, en discutant sur la vérité de leurs religions respectives: «Vous vous êtes mis à vous disputer avant même d’avoir enseveli le corps de votre Prophète». ‘Alî lui répondit: «Nos divisions étaient la conséquence de sa perte, et ne concernaient pas notre foi; mais vous, la boue de la Mer Rouge n’avait pas encore séché sur vos pieds que vous vous êtes mis à crier à l’adresse de Moïse: « Fais-nous des dieux semblables à ceux des idolâtres afin que nous les adorions »». Le Juif se sentit confus.
Un jour, une personne se plaignit auprès de ‘Alî en lui disant: «Un homme a déclaré qu’il avait rêvé qu’il couchait avec ma mère. Ne puis je pas lui infliger une punition selon la Loi ?» «Quelle punition?, lui répondit ‘Alî. Mets-le au soleil et frappe son ombre, car que peut-on infliger à un crime imaginaire, sinon un châtiment imaginaire?».
Une Décision Ingénieuse de ‘Alî
On attribue la décision suivante à l’ingéniosité de ‘Alî: (8) «Deux voyageurs s’étaient assis pour manger. L’un avait cinq pains, l’autre en avait trois. Un étranger leur demanda la permission de manger avec eux, et ils acceptèrent sa requête avec hospitalité. Après le repas, l’étranger laissa huit pièces d’argent pour sa participation au repas et partit. Le voyageur qui avait cinq pains prit cinq pièces et en laissa trois à l’autre, lequel voulait absolument avoir la moitié de l’argent laissé par l’étranger. L’affaire fut portée devant ‘Alî pour qu’il la jugeât, et il prononça le jugement suivant: « Que le propriétaire des cinq pains prenne sept pièces d’argent et l’autre une seule ». C’était la proportion exacte de ce que chacun d’eux avait offert à l’étranger. En effet, en divisant chaque pain en trois parts, les huit pains firent vingt-quatre parts. Et étant donné que chacun des trois participants avait mangé une portion égale à celle de chacun des deux autres, chaque portion était du tiers de la totalité, soit huit parts. L’étranger avait donc mangé sept parts des cinq pains et seulement une part des trois pains, et c’est de cette manière que le Calife divisa l’argent entre les deux propriétaires des pains». (« History of the Saracens » de S. Ockley, p. 336).
«La chevalière de ‘Alî portait l’inscription: (9) « L’Omnipotent Dieu est Excellent », ou selon un autre récit: « Le Royaume appartient à l’Unique Tout-Puissant Seigneur ». Il avait l’habitude de balayer le Trésor Public et d’y prier ensuite, dans l’espoir qu’on témoignerait (en sa faveur) qu’il n’aurait pas gardé, cachée aux Musulmans la propriété de l’Etat qu’il renfermait. (10)
On attribue à ‘Alî la citation de cinq cents vingt-six hadiths rapportés directement du Messager de Dieu. (11)
Notes:
1- « Al-Tabarî »; « Madârij al-Nubuwwah »; « Târîkh al-Khamîs »; « Rawdhat al-Ahbâb ».
2- « Ibn Hichâm »; « Al-Tabarî »; « Al-Nasâ’î »; « Abûl-Fidâ' », etc…
3- « Ibn Hichâm »; « Al-Tabarî », etc…
4- « Ibn Hichâm »; « Al-Tabarî »; « Rawdhat al-Çafâ »; « Târîkh al-Khamîs ».
5- « Târîkh Islam » de Zakir Hussain, vol. II, p. 122; « Ibn Hichâm ».
6- « Târîkh al-Khamîs »; « Al-Sîrah al-Muhammadiy-yah ».
7- « Madârij al-Nubuwwah », etc.
8- « Ibn Hichâm »; « Ibn Athîr »; « Abul-Fidâ' »; « Târîkh al-Khamîs »; « Rawdhat al-Ahbâb ».
9- « Madârij al-Nubuwwah »; « Rawdhat al-Ahbâb »; « Rawdhabat al-Çafâ »; « Ma’ârij al-Nubuwwah »; « Habîb al-Sayyâr ».
10- « Abul-Fidâ' ».
11- Bichr b. A-Barâ’ b. Ma’rûr, un Ançârî (pl. Ançâr) de la tribu de Khazaj. Il avait été à ‘Aqabah, Badr et Ohod.