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Les traductions françaises du Coran :de l’orientalisme à une lecture plus musulmane ?
Amélie Neuve-Eglise
Livre fondateur de l’Islam, le Coran est, pour les musulmans, l’intermédiaire essentiel entre Dieu et l’homme puisqu’Il y révèle ses desseins, ses volontés, et ses promesses. Il fut progressivement révélé au prophète Mahomet par l’intermédiaire de l’ange Gabriel sur une période de plus de vingt ans. Sa lecture et sa méditation sont essentielles dans la vie du croyant en ce sens qu’elles doivent l’aider à connaître sa religion, à adorer son Dieu, ainsi qu’à être guidé dans sa vie spirituelle et sociale. Le Coran est divisé en 114 chapitres ou « sourates », elles-mêmes divisées en versets appelés âyât, pluriel de âyah signifiant » preuve » en arabe. On distingue également deux types de sourates : celles qui sont antérieures à l’hégire, souvent assez courtes, contenant principalement des orientations liturgiques et affirmant l’idée de monothéisme ; et celles postérieures à l’hégire, plus longues, traitant davantage des préceptes et devoirs devant guider la vie sociale et spirituelle de tout croyant.
La nécessité d’un travail de traduction
La langue du Coran – l’arabe littéraire du VIIe siècle ap. JC. – est d’une richesse sémantique et linguistique sans équivalent. Son contenu même est extrêmement dense puisqu’il embrasse et traite de tous les domaines de la vie spirituelle et sociale du croyant. En outre, certaines écoles sunnites et le chiisme considèrent qu’au-delà de la « lettre » des versets, le Coran a de nombreux sens cachés ou « ésotériques » que l’exégèse doit s’efforcer de mettre à jour. L’accès à une compréhension, même partielle, de ce texte sacré est donc une entreprise difficile et à jamais inachevée. De plus, même sa compréhension » littérale » nécessite une bonne connaissance de la langue arabe du temps du prophète, chose parfois peu aisée pour les musulmans arabophones eux-mêmes qui rencontrent souvent bien des difficultés lors de l’appréhension de leur livre sacré. On peut donc facilement imaginer les difficultés auxquelles pourrait être confronté le lecteur occidental qui, outre les barrières linguistiques, reste souvent étranger à la culture et aux schémas de pensée présents au sein du monde musulman.
Cependant, bien que la langue de la Révélation soit l’arabe, le message même contenu dans le Coran a une vocation universelle, et est donc destiné à être transmis à des populations non arabes ou arabisantes. Le verset 21/107 fait ainsi part de la dimension globale du message coranique : » Et Nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde pour l’Univers« . La réalisation d’un travail de traduction paraît donc nécessaire pour que les musulmans non arabophones, présents notamment en Iran ou en Indonésie, accèdent à la compréhension de leur texte sacré. Au-delà des buts spirituels, la traduction du texte coranique est également essentielle pour les chercheurs ainsi que tout ceux désirant mieux connaître l’Islam et développer le dialogue interconfessionnel. Cependant, la traduction du Coran n’est pas sans poser d’importants problèmes linguistiques, sémantiques, et méthodologiques.
Problèmes impliqués par la traduction d’un livre sacré
La langue même du Coran se situe hors de tout canon littéraire ou poétique et échappe à toute logique et à toute catégorisation puisque, dans la religion musulmane, elle est considérée comme étant la parole même de Dieu. De façon plus générale, la langue arabe a une structure et une logique très différente de la nôtre, et chacun de ses termes renferme souvent plusieurs sens difficilement traduisibles sans induire une certaine lourdeur. Enfin, comment retranscrire les rimes et les assonances d’un livre qui a vocation à être récité et psalmodié(1) ?
Il faut en outre distinguer la traduction du Coran – qui demeure, malgré les différents choix lexicaux et sémantiques, souvent assez proche d’une traduction à l’autre – du commentaire et de l’explicitation de son sens profond, qui relève de l’exégèse et dont nous ne parlerons pas ici.
Il faut néanmoins indiquer que l’explication du sens de chaque verset peut être très différente d’une branche de l’Islam à l’autre et, au sein de chacune, entre les différentes écoles qui se sont constituées et qui ont contribué à enrichir l’immense littérature exégétique coranique au fur et à mesure des siècles. Ces divergences ont une incidence inévitable sur chaque traduction : ainsi, aucune n’est totalement exempte de partialité en ce sens qu’elle s’appuie sur une certaine lecture du Coran qui est différente chez les Sunnites et chez les Chiites, ou encore chez les traditionnalistes et chez les réformistes… Enfin, comme nous l’avons évoqué auparavant, chaque verset du Coran peut contenir lui-même une pluralité de sens : de nombreux théosophes chiites ont ainsi mis en lumière les myriades de significations pouvant être contenues dans un même verset, adoptant une démarche herméneutique partant de l’apparent pour tenter de saisir, par étape, les significations « cachées ». En suivant une lecture ésotérique, certaines écoles prétendent également que le Coran ne serait que le support matériel d’un autre Coran occulté aux yeux des créatures et enregistré sur une » tablette préservée » (al-lawh al-mahfûzâ).
Les premiers essais
Les traductions européennes du Coran ont souvent été influencées par les grands mouvements de pensée – et les préjugés ambiants – propres à chaque époque. Ainsi, chaque traducteur est inévitablement influencé par la société et le milieu social dans lesquels il vit, et est porteur de certains idéaux ou valeurs qui pourront se refléter, consciemment ou non, dans sa traduction. En outre, certains se donnent pour but premier de rester fidèles au texte arabe, tandis que d’autres insistent davantage sur la forme en essayant de retranscrire la beauté de la » lettre « . Le choix de l’une ou l’autre de ces options fut bien souvent à l’origine de la création d’une certaine ligne de démarcation entre les traducteurs qui entendent rester le plus fidèle possible au sens littéral, au risque d’opter pour un style plus lourd et difficilement accessible aux non arabisants ; et ceux qui cherchent davantage à retranscrire la richesse et la beauté du texte arabe, quitte à s’écarter de la structure du texte original. Les lexiques utilisés sont ainsi extrêmement variés, du plus technique au plus poétique.
C’est au Moyen-آge que l’on voit apparaître les premières traductions du Coran. Imprégnées de préjugés négatifs, elles servent le plus souvent à justifier la condamnation chrétienne de l’Islam. A l’époque, on traduit donc le Coran pour mieux le réfuter. C’est notamment le cas de la traduction en latin réalisée par Robert de Kennet(2) au XIIe siècle et publiée en 1543, près de quatre siècles plus tard. Elle rencontra un écho non négligeable dans un contexte où l’intérêt et la peur de l’Islam allaient de pair avec l’avancée des Turcs en Europe. C’est également à cette époque que certains courants islamiques traditionalistes refusent la traduction de leur livre religieux qui, pour eux, n’aurait pour résultat que son altération et sa dénaturation.
Moins négatives mais toujours peu exemptes de préjugés, les traductions réalisées à partir du XVIIe siècle sont restées fortement marquées par l’orientalisme ambiant de l’époque : elles sont majoritairement des lectures « occidentalisées » du Coran qui vont de concert avec le regard colonialiste européen posé sur l’Orient. A cette époque, nombre de traducteurs considèrent le Coran uniquement comme étant le produit de l’Histoire et d’une société, niant ainsi son caractère sacré. Les traductions des siècles qui suivront resteront fortement marquées par cet orientalisme, puis, vers la fin du XIXe siècle, par le positivisme.
Deux siècles de traductions françaises
La première traduction française du Coran fut réalisée par André du Ryer et connu un tel succès qu’elle fut traduite en plusieurs langues. Six ans avant la Révolution Française, Claude Savary propose une nouvelle traduction qui fut maintes fois rééditée jusqu’au XXe siècle. S’insérant dans le sillage des prises de position de Voltaire et de certaines grandes figures des Lumières contre l’Islam, elle reste imprégnée de parti pris et vise souvent, en filigranne, à justifier la supériorité du christianisme.
La première traduction de référence fut réalisée en 1840 par Kasimirski, un aristocrate d’origine polonaise maîtrisant parfaitement l’arabe et le persan. Elle a été utilisée par des générations d’étudiants et de chercheurs, et continue d’être rééditée jusqu’à aujourd’hui. Cependant, on lui a reproché de trop chercher à réaliser des effets de style et de ne pas être assez fidèle au sens et à la structure du texte original. De lecture relativement facile, cette traduction n’en a pas moins contribué à une certaine vulgarisation du texte et à sa diffusion au sein des cercles intellectuels européens. Les traductions réalisées par la suite, comme celles de Montet ou encore de Pesle et Tidjani, ne parviendront pas à supplanter la traduction de Kasimirski qui restera la référence pendant près d’un siècle. Durant cette période, de nombreuses traductions du Coran sont également réalisées dans les pays européens ; cependant, les idées et apports des différents traducteurs sont trop peu souvent mis en commun.
Plus d’un siècle après la traduction de Kasimirski, Blachère apporte sa pierre à l’édifice en publiant en 1951, puis de nouveau en 1957, une traduction puisant dans les ressources des différentes écoles de philologie européennes. Excellent arabisant, il fut aussi l’auteur d’un manuel de grammaire arabe qui demeure une référence au sein des universités françaises. Cependant, une attention excessive portée à la forme et à la structure des phrases a donné une traduction proche du texte original certes, mais manquant de retranscrire la beauté de sa » forme « . De plus, en voulant rester trop proche du texte même, il n’a pas réellement pris en compte les différentes exégèses réalisées par les musulmans au cours des siècles et qui auraient pu éclairer le lecteur quant à la façon dont les musulmans lisent et comprennent leur livre sacré. Cependant, la traduction de Blachère comprend de nombreuses notes établissant des comparaisons particulièrement éclairantes entre le Coran et certains points de la Bible. D’autres traductions, comme celles du poète Jean Grosjean en 1972 ou encore celle de René Khawam en 1990, ont davantage insisté sur le respect de la forme du texte. De style plus agréable, la fidélité au texte original n’est cependant pas toujours respectée.
Le problème de la majorité des traductions réalisées jusqu’à aujourd’hui est lié au fait qu’elles ne prennent pas réellement en compte ce que représente et signifie le Coran pour un musulman. La traduction est abordée avec l’œil extérieur du chercheur, qui traduit souvent en fonction des préjugés régnant au sein de sa société ou qui lui sont personnels, et n’a souvent pas assez lu d’exégèses coraniques lui permettant de mieux saisir la façon dont les musulmans eux-mêmes comprennent le Coran. Ainsi, qu’on le veuille ou non, les traductions reflètent souvent les choix et les sens construits par une société et non la façon dont il est considéré, lu, et même vécu par le croyant sunnite ou chiite. En prétendant décortiquer le Coran de façon « scientifique « , le courant positiviste a dans ce sens » plaqué » ses constructions et ses méthodes analytiques sur un texte, éloignant ainsi le lecteur de son sens originel et de sa portée spirituelle profonde. Ces nombreux courants ont donc bien trop souvent » lu » et traduit le Coran avec un regard imprégné de culture occidentale au lieu de le lire avec les yeux du croyant.
Cependant, en 1959, la traduction du professeur Hamidullah, musulman indien établit en France, ouvre la voie à une série de traductions réalisées par des musulmans qui, tout en adoptant une démarche philologique rigoureuse, prennent en compte la tradition des écrits musulmans. Ainsi, en 1972, Hamza Boubakeur, qui, à l’époque, était recteur de l’Institut musulman de la mosquée de Paris, publie une traduction accompagnée de nombreux commentaires glanés au sein d’importants ouvrages exégétiques du Coran. D’autres traductions » arabes » lui succédèrent telles que celles de Sadok Mazigh en 1980, ou encore celle de Salah Ed-din Keshrid l’année suivante.
Chaque traduction a toujours été accompagnée de son lot de critiques et de remarques, mais la plus controversée d’entre elles demeure sans doute la traduction d’André Chouraqui publiée en 1990. Hébraïsant, il a d’abord traduit le Coran en hébreu pour ensuite le traduire en français, donnant à de nombreux verbes et mot arabes de racine sémitique le sens qu’ils ont pris en hébreu. Il a de plus réalisé des traductions surprenantes de termes récurrents dans le Coran : la formule » al-rahman al-rahim » se référant à Dieu comme » Tout Miséricordieux » et » Très Miséricordieux », a ainsi été traduite par » matriciant » et » matriciel « .
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, une prise de conscience de la présence et de la ténacité de certains préjugés a eu lieu, et de nouvelles traductions comme celle de Jacques Berque publiée en 1990 essaient de concilier fidélité au texte, beauté du style, et prise en compte des apports de la tradition musulmane. En outre, le nombre grandissant de musulmans participant au concert des traductions peut davantage aider le lecteur à se rapprocher du sens, non pas tel qu’il est perçu par le chercheur, mais tel qu’il est vécu par l’ensemble de la communauté des croyants en tant que texte sacré et parole de Dieu. Si les traductions issues des communautés sunnites sont les plus nombreuses, il faut néanmoins saluer le travail entrepris, en milieu chiite, par Yahya ’Alawi et Javâd Hadidi pour nous offrir l’amorce d’une nouvelle traduction du Coran. En attendant une traduction complète, le premier volume comprenant la traduction des deux premières sourates a été publié. Il offre notamment l’intérêt de présenter toute la démarche intellectuelle et les références qui ont orienté ce travail, et ce dans l’optique de mieux nous aider à saisir les choix et partis pris irrémédiables et inhérents à toute traduction.
A l’origine d’une littérature foisonnante et source d’une inspiration sans limite dans tous les domaines des arts et de la pensée (3), la lecture du Coran est une véritable clé permettant une meilleure connaissance du monde arabo-musulman. En outre, la fin de l’orientalisme a permis d’en donner une vision moins occidentalisée et donc plus conforme à l’esprit du texte qui a été le fondement majeur des sociétés musulmanes depuis sa Révélation. Avec cette inédite lecture coranique, moins imprégnée des représentations et concepts occidentaux, les nouvelles traductions offrent une nouvelle vision de l’islam, plus “intériorisée”. Cependant, loin de se contredire, l’ensemble de ces traductions apportent, chacune à leur manière, leur pierre à l’édifice : en insistant davantage sur son sens littéral, sa poésie, son contenu spirituel, ou encore sur sa portée sociale et morale, elles nous révèlent les multiples facettes du Coran.
Il reste maintenant à souhaiter, pour les traductions futures l’instauration d’une coopération plus étroite entre les différentes écoles ainsi qu’entre les traducteurs occidentaux et musulmans afin de mieux nous aider à saisir les racines d’une religion et avant tout d’une foi ; tout en gardant à l’esprit qu’il n’existe et n’existera jamais de traduction « parfaite » tant le sens de ce livre est profond et ses interprétations, inépuisables.
Notes
1-Al- Qor’ân signifie en effet » la récitation ».
2-Elle fut réalisée à la demande de Pierre le Vénérable de l’Abbaye de Cluny.
3-Le Coran a ainsi été la source de la création de tout un lot de disciplines telles que l’i’râb ( analyse syntaxique des versets), le tabyîn (l’explicitation du sens » littéral » des versets), ou encore le tafsîr (l’exégèse ).