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- – De certains préjugés à l’égard du shî’isme
Alors, comment se fait-il que, lorsque l’on met l’accent sur le shî’isme, sur ce qu’il représente pour la philosophie et la spiritualité islamiques, on ait l’impression de provoquer quelque chose comme une surprise alarmée, tournant rapidement au refus, chez quelques personnes que leurs recherches et leur vocation ont attachées aux choses religieuses, et plus particulièrement aux choses d’Islam ? Une première fin de non-recevoir sera de nous opposer qu’il s’agit là, après tout, d’un « Islam marginal », et parce que l’on a le goût de l’efficacité pratique, on déclarera ses préférences pour les conceptions « majoritaires » et pour ceux qui les représentent. Nous pourrions déjà répondre que quiconque aura vécu le shî’isme plusieurs années en Iran même, n’aura jamais eu le sentiment de se trouver dans un « Islam marginal ». Il aura eu, loin de là, le sentiment de se trouver au centre et au cœur d’une réalité spirituelle intense. Mais ce qu’il y a de plus pénible dans cette attitude négative, c’est que, par son goût de la majorité, elle dégrade la réalité spirituelle, si ténue et si fragile parmi les humains de nos jours, au rang des phénomènes de puissance et de masse, comme si tout devait de nos jours s’exprimer et se justifier en statistiques. C’est pourquoi j’incline à voir dans cette attitude le symptôme d’une faute suprême contre l’Esprit. D’ailleurs, il lui arrive de s’exprimer en décisions dont la négativité systématique déconcerte douloureusement, je puis le dire, nos amis shî’ites iraniens.
Tout se passe en effet comme si l’on prétendait arbitrairement et du dehors, réduire l’Islam à une pure religion légalitaire, à la sharî’at (la Loi religieuse, la religion positive). Si vous objectez à ces personnes que l’intégralité de la res religiosa islamica postule la bipolarité de la shan’at et de la haqîqat (la vérité ou l’Idée spirituelle, la réalité intérieure), elles vous répondront que ce n’est plus cela l’Islam. Or, si à l’intérieur de l’Islam le clivage existe entre foqahâ (docteurs de la Loi) et ‘orafâ ou hokamâ (les spirituels, les théosophes mystiques), quelqu’un qui est lui-même en dehors de l’Islam ne peut, à aucun titre, s’arroger le droit d’exclure de l’Islam les ‘orafâ. L’on n’en tient pas moins contre vous la réponse toute prête. Si, la walâyat des Imâms étant l’« ésotérique de la prophétie » (bâtin al-nobowwat), vous vous attachez à montrer que ce qui s’appelle ‘irfân-e shî’î, la gnose shî’ite, est par excellence la « gnose de l’Islam », ces mêmes personnes que le seul mot de gnose suffit à alarmer – car l’idée qu’elles s’en font est très éloignée de la chose – se croiront autorisées à rejeter le shî’isme « en marge », en oubliant que, par ce jugement sommaire, ce sont les pures figures des Douze Imâms, et avec ceux-ci la « nuée des témoins » de la hoqîqat, que l’on mettrait en dehors de l’Islam. Disons la chose dans toute sa gravité : c’est à l’Islam spirituel que l’on interdirait d’être l’Islam. Alors, serait-ce cela, au fond, que l’on veut? Enclore l’Islam dans les limites de la religion de la Loi, afin de ne laisser d’autre issue aux vocations spirituelles que de sortir de l’Islam ?
Ce serait oublier que cette issue, tous les ‘orafâ et les hokamâ l’ont bel et bien trouvée précisément à l’intérieur de l’Islam, c’est-à-dire dans l’ésotérique de l’Islam, et c’est cela même que représente le shî’isme pour ceux qui adhèrent aux doctrines des saints Imâms. Inévitablement va se poser ici la question du rapport entre le shî’isme et le soufisme. Elle le sera encore au cours de ce livre, et dans les termes mêmes où elle s’est posée à ceux qui professent à la fois le shî’isme et le soufisme, par excellence Haydar Âmolî (VIIIe/XIVe siècle). Malheureusement, s’il est vrai que du côté occidental on a déjà pas mal étudié le soufisme, si un certain nombre de personnes en ont une certaine connaissance, si même, sous ses formes authentiques et sous des formes moins authentiques, il attire un certain nombre d’âmes en perdition, on ne peut en dire autant, en revanche, en ce qui concerne le shî’isme. Dans cette même mesure, l’idée que l’on se fait du soufisme est plus ou moins incomplète et en porte à faux, et il est d’autant plus difficile de saisir où se situe la question des rapports entre le shî’isme et le soufisme, et quelle est la portée exacte des réticences exprimées à l’égard du soufisme, chez un bon nombre de shî’ites qui n’en sont pas moins de vrais mystiques.
En général le soufisme, tel qu’ils l’ont connu et étudié en milieu sunnite, forme aux yeux des Occidentaux la seule alternative à la religion de la Loi. Quant au shî’isme, on l’explique par un sentiment de « légitimisme » politique, sans trop se soucier des sens variés du mot « politique » ; on se soucie moins encore, généralement, de distinguer entre les milieux spirituels, l’entourage des Imâms où a grandi la pure idée religieuse shî’ite (la seule qui nous intéresse ici), et les agitateurs ou les agités qui ont pu, comme dans tous les cas semblables, exploiter cette idée. En conséquence, peu s’en faut que l’on ne réduise le shî’isme à n’être qu’un cinquième rite juridique à côté des quatre autres (hanbalite, hanéfite, malékite, shafî’ite) reconnus de l’orthodoxie sunnite. C’est aussi la tendance qui s’est manifestée dans 1′ « œcuménisme » de certains milieux sunnites. D’où, en conclusion, tout le monde croira que, si le shî’isme manifeste des préventions à l’égard du soufisme, ce ne peut être que pour des raisons identiques à celles de l’orthodoxie sunnite. Et voilà comment l’état de la question est faussé dès le point de départ.
L’ensemble de la situation semble encore plus difficile à saisir du fait que nous voyons maints spirituels shî’ites, Haydar Âmolî et Mollâ Sadrâ Shîrâzî par exemple, obligés de faire face, pour ainsi dire, sur deux fronts : d’une part à l’égard d’un certain soufisme, d’autre part à l’égard d’un certain shî’isme qui, par crainte justement de ce même soufisme, retombe dans un légalisme oublieux de ce qui fait l’essence du shî’isme. Le phénomène s’est principalement produit depuis l’époque safavide, qui vit le shî’isme duodécimain devenir religion d’État en Iran.
Ce que l’on oublie de part et d’autre, et ce qui échappe à la représentation courante évoquée il y a quelques lignes, c’est qu’en fait la plupart des tarîqat, c’est-à-dire des congrégations soufies (le mot tarîqat veut dire « voie »), – font remonter leur généalogie spirituelle à l’un des Imâms du shî’isme, plus spécialement au 1erImâm, l’Imâm ‘Alî ibn Abî-Tâlib, et au VIIIe Imâm, l’Imâm ‘Alî Rezâ. Même et surtout si l’on en conteste l’historicité dans leur détail, l’intention affirmée dans les généalogies ainsi revendiquées, n’en est que plus éloquente. Aussi bien, ce que shî’isme et soufisme ont en commun, Haydar Âmolî nous le rappellera dans un très grand livre : essentiellement la bipolarité de la prophétie et de la walâyat, de la Loi religieuse (sharî’at) et de son sens spirituel, de l’exotérique (zâhir) et de l’ésotérique (bâtin) etc. (cf. infra livre IV, chap. I).
Ce qui les différencie se manifeste là même. Le shî’isme duodécimain, la gnose shî’ite, a toujours tendu à préserver l’équilibre et la simultanéité de l’exotérique et de l’ésotérique, du symbole et du symbolisé, équilibre souvent compromis, en revanche, par un certain soufisme. Un symptôme de ce déséquilibre apparaît dans l’importance que les congrégations soufies accordent à la personne du shaykh; il peut arriver que le shaykh comme « pôle » (qotb) y soit reconnu pratiquement comme personnification visible et successeur de l’Imâm. Si un maître soufi shî’ite comme Sa’doddîn Hamûyî (650/1252) fut dans un rapport de dévotion particulière avec le XIIe Imâm, 1′ « Imâm caché », il peut arriver, en revanche, que la personne du shaykh fasse minimiser la signification de l’Imâm caché. Et c’est bien là ce qui est insupportable pour un pur spirituel shî’ite, car cette « usurpation », entraînant souvent des formes de dévotion excessive à l’égard de la personne du shaykh, fait violence à l’état de choses qui découle de 1′ « occultation » (ghaybat) de l’Imâm, et qui doit durer jusqu’à la fin de notre Aiôn. Paradoxalement, le soufisme tendrait à faire figure d’une sécularisation métaphysique du pur shî’isme.
C’est qu’en fait le soufisme tendrait ainsi à éliminer l’imâmologie; aussi bien est-ce finalement le résultat auquel aboutit le soufisme sunnite. L’équilibre entre zâhir et bâtin ne peut être sauvegardé que par l’équilibre entre la prophétie et la walâyat, entre la prophétologie et l’imâmologie. On le détruit en transférant purement et simplement à la personne du Prophète, les charismes particuliers de l’Imâm; et en renonçant à l’imâmologie, on rend impossible un tawhîd authentique, une attestation de l’Unique des Uniques qui soit exempte simultanément d’agnosticisme (ta’tîl) et d’anthropomorphisme (tashbîh) (cf. infra chap. VI et VII). Alors on entrevoit comment d’une part le soufi sunnite peut apparaître aux yeux du spirituel shî’ite comme une sorte de transfuge, oublieux de ses origines, de même que, d’autre part, le spirituel shî’ite peut considérer même le soufisme shî’ite comme ébranlant ce qui lui est le plus cher. C’est qu’en fait il n’a pas besoin lui-même du soufisme, de ses tarîqat et de ses shaykhs. Du fait de son lien personnel intérieur avec les saints Imâms il est déjà dans la tarîqat, dans la voie spirituelle, sans avoir nécessairement besoin que cette voie se matérialise en une tarîqat ou congrégation soufie. Il aura toutes les apparences de parler le langage des soufis; cependant il n’appartiendra à aucune tarîqat, et un Mollâ Sadrâ Shîrâzî pourra même écrire un traité assez sévère contre les soufis de son temps.
Cela compris, on cesserait peut-être de se méprendre, comme on l’a fait, sur le cas d’éminents soufis comme Hallâj, et sur le rapport d’un Hallâj avec Mohyiddîn Ibn ‘Arabî. On se méprend totalement et a priori sur la gnose et le sens de la gnose en Islam, quand on soutient que Hallâj fut un pur orthodoxe sunnite n’ayant rien à faire avec cette gnose! C’est une manière occidentale de voir les choses, dissimulant à peine son présupposé apologétique, et qui a décidé par avance que les textes devaient être mis en mesure de prouver le contraste entre un Hallâj et un ibn ‘Arabî, comme si le second était « moniste », tandis que le premier ne le serait pas. En vérité, ou ils le furent l’un et l’autre, ou ils ne le furent ni l’un ni l’autre. Cette seconde hypothèse est la bonne, si on la rapporte à ce que signifie techniquement le terme occidental « moniste ». Rûzbehân de Shirâz reste le meilleur guide pour comprendre un Hallâj, comme un Ibn ‘Ârabî, à son tour, était mieux placé que nous tous pour comprendre ce qu’il en était. Ni Hallâj, ni Ibn ‘Arabî n’attendent « dépasser » l’Islam ni sortir de l’Islam (pas plus qu’un Ghazâlî s’efforçant d’introduire la vie mystique dans le sunnisme).
Ils en vivent et actualisent toute la force spirituelle latente. Ce qu’ils dépassent, certes, c’est la pure conception légaliste, sociale et politique de l’Islam, qui, elle, en serait en effet la mort.
Le spirituel shî’ite est le mieux placé pour comprendre la tragédie d’un Haliâj, son obsession par le cas d’Iblîs, comme aussi la complexité du cas et de l’ouvre d’un Ibn ‘Arabî (Haydar
Âmolî nous le rappellera encore). S’il arrive que la christologie doive être considérée ici, ce n’est point que Haliâj se soit rallié ou converti secrètement au christianisme d’une « religion de la Croix »; c’est qu’en fait l’imâmologie shî’ite assume théologiquement une fonction homologue à celle de la christologie en théologie chrétienne. Aussi bien l’imâmologie s’est-elle plu à marquer fréquemment les correspondances entre la personne de l’Imâm et celle de Jésus (par exemple, Jésus comme Sceau de la walâyat adamique; le 1erImâm comme Sceau de la walâyat universelle; le XIIe Imâm comme Sceau de la walâyat mohammadienne.
D’où ces prônes extraordinaires où l’Imâm se proclame « le second Christ ». Cf. encore les visions en songe de la mère du XIIe Imâm, infra livre VII).
Cependant, lorsque l’imâmologie shî’ite s’est trouvée placée devant des problèmes analogues à ceux de la christologie, ce fut toujours, certes, pour se rallier à des solutions correspondant à celles qui, au contraire, avaient été écartées par les Conciles. Il n’en résulte pas moins qu’elle rend impossible et dérisoire ce qu’il convient d’appeler moins un préjugé qu’une classification théologique sommaire et a priori, à savoir celle qui prétend mettre d’un côté ce qui serait théologie ou mystique « naturelle », et d’un autre côté ce qui serait théologie ou mystique « surnaturelle ». On se facilite un peu trop rapidement la tâche en confondant sous la dénomination de « mystique naturelle » ou de mystique « du type Yoga », d’autres doctrines spirituelles ou mystiques qui n’ont rien à faire là. Dans la « mystique naturelle » il s’agirait d’un effort de l’homme pour se conjoindre, par ses propres forces, avec le Soi impersonnel, l’Absolu, tandis que la théologie surnaturelle de la Grâce réserverait à l’homme d’autres perspectives. Si édifiantes que puissent être ici encore les intentions apologétiques cachées, il reste que la « théosophie islamique » (‘irfân et hikmat) dispose d’une vision et d’une pratique dont l’ampleur est suffisante pour lui permettre de récuser cette dichotomie simpliste.
Il est superflu de faire remarquer que la notion islamique de prophétie et de mission prophétique (laquelle ne consiste pas à « prédire l’avenir ») n’est pas une notion que l’on pourrait réduire aux perspectives du Yoga. Cette notion qui embrasse tout le cycle de la prophétie, couvre la succession des prophètes de la Bible qu’elle prolonge en la personne de Mohammad, si attentif à revivre les antécédents scripturaires de ses Révélations.
Si la religion « naturelle » est définie comme l’effort tenté par l’homme pour se sauver lui-même, eh bien! ni le charisme prophétique ni le charisme des Imâms ne dépendent en rien de cet effort de l’homme. C’est même la raison pour laquelle la théologie shî’ite répète que, si les hommes peuvent élire un chef d’État, ou instituer un pontificat, ils ne peuvent ni « élire » un prophète ni « élire » un Imâm. La seule idée en est absurde.
Pas davantage, la « rencontre » de l’Imâm caché, forme que peut prendre dans le shî’isme l’imprévisible rencontre de l’assistance ou de la grâce divine, ne dépend ni ne résulte du seul effort de l’homme, pas plus qu’elle n’est une conjonction avec le Soi impersonnel. C’est le sens même du « naturel » et du « temporel » qui se métamorphose. C’est pourquoi leur méditation coranique met nos spirituels à même d’embrasser la totalité du cycle de la prophétie et des religions (par exemple, les Sages grecs, eux aussi, ont reçu leur sagesse de la « Niche aux lumières » de la prophétie) : ce sont les « six jours » de la création du cosmos religieux, et ils savent que se lèvera le septième jour. En revanche, est-il exagéré de parler des difficultés de la pensée chrétienne, officielle du moins, quant au projet d’instaurer une théologie générale des religions qui fasse droit au phénomène du Livre saint, en sa vérité plénière, jusque dans la Révélation coranique ?
Pourquoi soulever de tels problèmes ? C’est qu’aujourd’hui il n’est plus possible et il ne serait pas honnête de s’y dérober. Il est inévitable que ces questions soient posées, dès lors que l’on se demande, comme nous le faisons ici, ce que nous avons à apprendre de nos penseurs et spirituels iraniens, et ce que nous avons à faire avec eux et pour eux. Comment traiter de « spiritualité de l’Islam iranien », en passant ces questions sous silence ? En tout cas, le champ de tension défini par la bipolarité de la shari’at (la Loi, les obligations de la religion positive) et de la haqîqat (la vérité spirituelle, la « gnose » du texte saint, le dévoilement des sens cachés ressortissant aux plans supérieurs de l’être et de la conscience) – ce champ de tension est essentiel pour l’Islam intégral, c’est-à-dire pour l’Islam spirituel. Je crois que l’on précise la situation en toute fidélité à l’esprit des ‘orafâ du shî’isme duodécimain, en remarquant que, si l’un des deux pôles est aboli, c’est la réalité islamique plénière qui est abolie, car la haqîqat est bien la haqîqat de la religion positive et elle présuppose celle-ci; elle n’est pas une source de libertinage de l’esprit. Le sens caché, « gnostique », dé l’illicite signifie également quelque chose d’illicite, et ne le transforme pas en quelque chose de licite. Réciproquement, la sharî’at privée de la haqîqat, loin d’être « sauvée » pour autant, n’est plus qu’une écorce vide. La tension est alors abolie, mais une fois aboli le concept religieux de l’ésotérique (hâtin), on a perdu aussi l’idée de la pure communauté spirituelle à laquelle il donne sa cohésion invisible. Alors se trouvent irrémédiablement identifiés concept religieux et système social; et le jour où la structure de la société traditionnelle est ébranlé, c’est le concept religieux lui-même qui est mis en déroute.
C’est pourquoi nous évoquerons ici (infra § 4) pour clore ces prémisses, un émouvant témoignage des conséquences de cette « socialisation du spirituel » en pays d’Islam sunnite, justement parce qu’il nous conduit à nous demander : la situation de l’Islam shî’ite n’est-elle pas différente ?
A première vue, l’on peut dire qu’une différence essentielle va tenir au fait que la walâyat et l’Imâmat y sont apparus comme la notion complémentaire inséparable et comme la prolongation nécessaire de la prophétie, c’est-à-dire de la mission du Prophète et de la révélation apportée par le Prophète. L’Imâmat des douze Imâms et la prophétie sont co-originels ; l’Imâmat, au sens shî’ite du mot, est le support original et permanent de la haqîqat qui donne vie à la sharî’at, et qui maintient l’herméneutique du Qorân ouverte sur d’autres univers (cf. infra chap. IV et V) comme elle la maintient ouverte sur l’avenir.
En revanche, sans l’Imâmat, tout effort vers la haqîqat se trouve en porte à faux, car cet effort est alors privé de soutien et de guide, comme de tout terme de référence qui lui permette de passer sain et sauf entre les deux gouffres du ta’tîl et du tashbîh (c’est-à-dire entre le rationalisme agnostique et l’anthropomorphisme naïf).
Précisons encore : les Imâms ne sont plus matériellement présents en ce monde. Leur autorité ne peut pas même être comparée à celle, toujours ambiguë, d’un « pouvoir spirituel » à même d’exercer une contrainte au moins sur les âmes. Il s’agit de ce que représente leur personne spirituelle, de ce qu’elle représente comme guide intérieur des consciences, et de ce qu’elle représente, en sa suprême réalité, comme configuration de l’horizon métaphysique. C’est là même le sens de l’Imâm comme Guide, comme Pôle et comme Témoin (cf. infra chap. VII).
Dans le monde nouveau qui s’élabore et dans lequel s’accentuent les caractéristiques de l’âge de fer, la religion du Prophète ne sera menacée d’étouffement et de mort que si elle est arbitrairement séparée de sa vérité spirituelle et de son interprétation spirituelle. Les Imâms, déjouant avant la lettre le piège de l’historicisme, n’ont cessé de répéter que si le sens des versets coraniques se limitaient aux personnes et aux circonstances à l’occasion desquelles ils furent respectivement révélés, tout le Qorân serait d’ores et déjà mort; il ne serait plus que du passé. Or, le Livre est vivant, parce qu’il ne cesse de « se passer » dans les âmes : jusqu’au Yawm al-Qiyâmat (Jour de la Résurrection).
Cela implique que la signification vivante du Livre n’est point liée à un moment du temps historique, ni au système social particulier à un lieu et à un temps donnés; mais cela, seuls les hommes de l’Esprit peuvent le comprendre, le voir et le dire.
Car dire que la sharî’at ne pourra survivre que par la haqîqat, c’est dire que, seule, cette vérité spirituelle peut en opérer les métamorphoses nécessaires, la préserver de succomber, dénaturée et étouffée par la socialisation politique.
Ce n’est point l’Islam seul, c’est toute religion, y compris le christianisme, qui est en péril de succomber au « social » et à la socialité; péri! D’abord intérieur, du fait de la démission des âmes qui s’en font les complices, car la confusion du « religieux » et du « social » est bien antérieur à nos jours. Seuls affronteront victorieusement ce péril, non point les chercheurs de compromis « avec leur temps », mais ceux qui auront la force d’être des shohadâ, des témoins « contre leur temps », des témoins de ce monde autre et de cet autre monde dont l’annonce est le contenu essentiel du message prophétique.
Il n’est pas au pouvoir des hommes ni des livres de susciter de tels témoins, mais il leur incombe de poser des questions : y aura-t-il demain une élite capable d’assumer la haqîqat de l’Islam, pour que se manifeste à notre monde le sens du pur Islam spirituel, n’ayant rien à voir avec les expériences et les ambitions des politiciens ? Et cette question s’adresse par excellence au shî’isme : parce que la commémoration du drame de Karbala, au début de son année liturgique, a le sens d’une protestation permanente contre les ordres de ce monde; parce que l’idée de l’Imam caché, l’attente de sa parousie qui domine la spiritualité de l’Islam shî’ite, signifient que la question posée ici est celle qui s’est posée à lui dès l’origine. Saura-t-il demain, comme aux temps où il n’y eut qu’une poignée de fidèles autour des Imams, la faire entendre à ce monde ? (cf. infra chap. III).