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Shahâb Vahdati
« Le 13 juin 1932, écrit Tantawi, j’ai rencontré un écrivain égyptien, Kamil Gilani, qui me raconta une histoire stupéfiante. Un jour, il était avec un orientaliste américain du nom de Finkle avec lequel il avait une relation intellectuelle profonde. « Dites-moi, êtes-vous toujours parmi ceux qui considèrent le Coran comme un miracle ? » murmura Finkle à l’oreille de Gilani, en accompagnant cette question d’un rire qui visait à indiquer le ridicule de cette croyance. Il pensait que les musulmans croyaient cela à cause d’une foi aveugle. Cela ne pouvait être basé sur un raisonnement solide et objectif. Pensant que son coup avait porté, Finkle était visiblement satisfait de lui-même. Voyant son attitude, Gilani commença lui aussi à rire. « Avant de prononcer tout jugement sur le style du Coran, dit-il, nous devrions d’abord essayer de voir si nous pouvons produire quelque chose de semblable. C’est seulement quand nous aurons essayé par nous-mêmes que nous pourrons conclure si les humains peuvent produire quelque chose de comparable au Coran ou pas. » Gilani invita ensuite Finkle à se joindre à lui pour exprimer une idée coranique avec des mots arabes. L’idée choisie fut : l’Enfer est extrêmement vaste. Finkle fut d’accord, et les deux hommes s’assirent avec stylos et papier. A eux deux, ils produisirent environ vingt phrases en arabe. « L’enfer est extrêmement vaste », « l’enfer est plus vaste que tu ne peux l’imaginer », « L’intellect de l’homme ne peut sonder l’étendue de l’Enfer » et plusieurs autres exemples de cette nature furent parmi les phrases qu’ils produisirent. Ils essayèrent jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus penser à aucune autre phrase pour exprimer cette idée. Gilani regarda Finkle d’un air triomphant. « Maintenant que nous avons fait de notre mieux, nous allons pouvoir constater comment le Coran surclasse toutes les œuvres humaines », dit-il. « Quoi ? Le Coran aurait-il exprimé cette idée avec plus d’éloquence ? », demanda Finkle. « Nous sommes comme de petits enfants comparés au Coran », lui dit Gilani. Stupéfait, Finkle demanda ce qu’il y avait dans le Coran. Gilani lui récita ce verset de la sourate Qâf : « Le jour où Nous dirons à l’Enfer ; « Es-tu rempli ? » Il dira : « Y en a-t-il encore » ? » (sourate Qâf, verset 30) Finkle fut stupéfait en entendant ce verset. Etonné de l’éloquence suprême du Coran, il reconnut ouvertement sa défaite. « Vous avez raison, complètement raison, dit-il, je déclare forfait sans aucune réserve. » Gilani répliqua : « Reconnaître la vérité n’a rien d’étrange car tu es un homme de lettres, bien conscient de l’importance du style dans la langue. » Cet orientaliste en particulier parlait couramment l’anglais, l’allemand, l’hébreu et l’arabe et avait passé toute sa vie à étudier la littérature de ces langues. »(1)
La parole coranique est celle qu’adresse Dieu à l’ensemble de l’humanité de façon universelle et intemporelle, dirigée du haut vers le bas, venant de l’autorité suprême et exempte à tous les égards d’intervention humaine car il est supposé, maintenu et précisé à maintes reprises que le Prophète n’est qu’un homme comme les autres, un messager auquel la parole divine a été révélée par l’archange Gabriel. Pour dévoiler le miracle qu’est le Coran, un texte dont les paragraphes ont été classés selon la longueur inégale des sourates, il conviendrait peut-être plutôt d’adopter une optique syntagmatique, de recourir au sens. Mais nous sommes décidés par ailleurs dans le travail présent, et pour plusieurs raisons, de faire une étude de style sur la base du texte du Coran d’après une vision paradigmatique, pour l’envisager dans sa profondeur et sa richesse substantielle. Utilisant la parabole aussi souvent parfois que les Evangiles, le Coran s’abstient néanmoins quasi totalement d’adopter des figures de style comme celle de l’allitération ou des jeux de mots. Néanmoins, son texte reste vigoureusement convainquant, même pour l’athée, grâce notamment à sa poétique poignante ainsi que par la mise en avant à la fois des images de douleur et de châtiments infernaux aux côtés de celle d’un salut subitement accordé, tel une oasis au milieu d’un désert aride d’Arabie – de là, la comparaison, malgré l’absence de toute fioriture de rythme et de rime, avec la poésie qui touche facilement les cordes et les angles les plus intimes de l’âme humaine.
Le Coran se présente comme une continuation des révélations précédentes et par là, il fournit l’occasion d’être comparé avec celles-ci. La Bible hébraïque transmet, dans sa majeure partie, un point de vue à la fois externe et omniscient, ce qu’on nomme le statut zéro dans les études du style. Sur la base de ce point de vue, la Torah relate sans prise de position apparente les événements majeurs de l’Histoire, depuis la création du monde jusqu’à l’investiture de Josué. Comme la divinité (Elohim) fait elle-même partie des personnages du récit, il est difficile d’attribuer la parole à la divinité elle-même. Les Evangiles et le Nouveau Testament sont un autre exemple d’une telle disposition narrative où la technique et l’ordre des événements répondent directement à l’œuvre des historiens grecs ou d’un poète comme Homer. L’écriture biblique doit incontestablement son style à une littérature plus ancienne, plus érudite parfois, mais pas moins autoritaire.
De l’épopée de Gilgamesh au Livre des Morts égyptien jusqu’au Talmud de Babylone, toute l’écriture légendaire sémitique tend à se baigner dans une tradition narrative extradiégétique (l’auteur se trouve à l’extérieur par rapport au récit raconté). C’est premièrement à Freud que revient le mérite de rendre compte du doute dont témoigne la Bible hébraïque se dilatant pour joindre d’un bout à l’autre la naissance de l’univers à une bonne partie de l’histoire des israélites, y compris la mort de Moïse auquel on avait l’habitude jusqu’alors d’attribuer la parole. Dans Moïse et le monothéisme, il met explicitement en question l’appartenance de Moïse à une présumée tribu israélite tenue en esclavage, au profit d’un Moïse égyptien monothéiste qui accompagne ses partisans aussi égyptiens lors de la sortie d’Egypte, et ensuite est assassiné par ce peuple révolté contre lui. Rendu légendaire, on inventera pour lui le mythe de Messie comme l’espérance du retour de Moïse. La Torah orale n’étant qu’une prise de conscience du peuple regrettant son crime, elle ne sera créée selon Freud que longtemps après la mort de celui à qui on attribue le texte.
Sans évoquer ce cas de conscience du peuple juif, le Coran décrit cette Torah comme une modification malveillante appliquée systématiquement tout au long de l’Histoire aux textes sacrés afin que ceux-ci conviennent aux attentes des peuples qui se rebellent constamment face au décret divin : « Eh bien, espérez-vous que de pareils gens vous partageront la foi ? Alors qu’un groupe d’entre eux, après avoir entendu et compris la parole de Dieu, la falsifièrent sciemment. » (Al-Baqara (La vache) ; 2:75).
La disposition auctorielle dont jouit le Coran s’éloigne parfois de manière explicite d’autres textes religieux de l’aire géoculturel sémite pour s’approcher du langage des religions indo-européennes. Le Coran a une voix claire et distincte qui se diffuse du haut vers le bas, visant à enseigner à l’humanité tout entière, l’unicité de Dieu et la manière de vivre en conformité avec la volonté divine. Cette voix impersonnelle, intemporelle et universelle, s’adresse à tous et à toutes. La Voix exige parfois une intervention humaine pour servir d’exemple ou expliquer un point, éclaircir pour ainsi dire la volonté de Dieu. La voix de la divinité a donc une place centrale dans ce texte qui est de ce point de vue unique parmi toutes les écritures saintes des religions sémitiques et indo-européennes. Dans l’introduction de Yasna (Avesta), ce n’est pas la divinité, mais un serviteur qui prend la parole. Ainsi, le texte avestique est plutôt une déclaration humaine devant une divinité présumée. Cette introduction contient 91 articles qui, en quatre parties distinctes, engage l’adepte zoroastrien à accepter de répondre devant une divinité totalement absente et silencieuse tout au long de ladite déclaration.
Les Veda et les autres textes sacrés de l’Orient ne sont que des suites de citations et d’aphorismes révélant constamment la sagesse orientale par la définition des devoirs de l’homme dans sa quête du bonheur. Amitabha contient certains points de vue et concepts sur Dieu, mais ce texte est bien loin de posséder une voix particulière appropriée par une divinité comme dans le Coran ; voix qui semble avoir le monopole d’un appel à qui il revient exclusivement de rendre compte, directement et sans aucune intervention humaine d’ailleurs, de la volonté divine.
L’histoire de Noé et les événements antédiluviens, ainsi que la façon dont la Torah et le Coran abordent ce miracle peuvent constituer un exemple dans une étude comparée de deux textes divins. Si la Torah donne une description détaillée énumérant les moindres aspects du récit, pour la version coranique en revanche, l’ordre du récit est rompu au profit d’un enjeu plus important. Le déluge acquiert, comme l’histoire d’Abraham ou d’autres, une valeur purement paradigmatique, celle de la leçon qu’il faut en tirer, laquelle compte et prime sur l’histoire elle-même. L’histoire de Noé se développe progressivement dans la Torah de manière linéaire du début à la fin, étape par étape et d’après les contraintes de la narration. Voici le début de l’histoire suivant les deux textes :
« Ceci est l’histoire de Noé, Noé fut un homme juste, irréprochable, entre ses contemporains ; il se conduisit selon Dieu. » 9, Noah, Genèse
« Nous avons envoyé Noé vers son peuple : Avertis ton peuple avant que leur vienne un châtiment douloureux. » (Nûh (Noé) ; 71:1)
Nous voyons bien que la façon dont le Coran commence à traiter la question consiste à éliminer catégoriquement toute péripétie ou tournure excessive, en vue de tendre les âmes vers le même point, celui d’une force idéologique issue d’une vision du monde. Resterait un seul pas à franchir, une sommaire présentation de Noé, puis la voix prend la parole pour transmettre au peuple dans le verset suivant le message principal :
« Adorez Dieu, craignez-Le et obéissez-moi. » (Nûh (Noé) ; 71:3)
Alors que la Torah décrit la famille de Noé, la condition humaine et l’iniquité dont la terre est touchée, le Coran va vers les profondeurs de l’âme, où gisent les véritables raisons du pêché : l’insoumission, mais aussi se savoir irresponsable et libre à tout faire, engendre l’image d’oppression, de corruption et de mensonge que l’homme s’est faite de lui. Après avoir parlé à Noé d’un projet apocalyptique prochain, Dieu lui ordonne de fabriquer sous Sa surveillance et suivant des instructions très minutieuses, une arche en bois de gopher. Une bonne partie du texte hébreu est alors consacrée à transmettre de façon détaillée tout le savoir nécessaire pour la fabrication de l’arche et les êtres qu’elle va héberger au moment du déluge.
De manière générale, l’une des menaces principales reprises constamment en cas d’insoumission par les deux textes consiste à détruire le peuple révolté contre Dieu et réduit à poursuivre ses caprices, afin de le remplacer par un autre. C’est à la suite du péché du veau d’or et au cours d’un entretien avec Moïse que Dieu menace explicitement d’anéantir son peuple. Tandis que cette affaire est passée sous forme d’un récit narré ou bien suivant un rapport dialogique entre Dieu et son messager, le Coran renie toute instance médiatrice diégétique ou mimétique au profit d’une voix qui parle directement au peuple : « …Et si vous vous détournez, Il vous remplacera par un peuple autre que vous, et ils ne seront pas comme vous. » (Mohammad ; 47:38).
Il est à signaler par ailleurs que le Coran ne s’abstient pas de manière catégorique d’avoir recours à des figures de style et il arrive parfois qu’il communique son message au peuple par l’intervention d’allégories, de paraboles, voire de procédés scéniques rares dans d’autres textes. Dans la sourate Al-Munâfiqûn (Les Hypocrites), nous pouvons observer un recours au procédé mimétique sous un rapport dialogique entre Dieu et le prophète Mohammad : « Quand les hypocrites viennent à toi, ils disent : Nous attestons que tu es certes le messager de Dieu, Dieu sait que tu es vraiment son messager et Dieu atteste que les hypocrites sont assurément des menteurs. » (Al-Munâfiqûn (Les Hypocrites) ; 63:1).
Dans le verset ci-dessus, il y a trois personnages : Dieu, le prophète Mohammad et les hypocrites, mais l’interlocuteur principal à qui la parole s’adresse est absent : cet interlocuteur peut être le peuple du monde, les hommes et les femmes, les contemporains, ou même l’ensemble de l’humanité qui lira désormais le Coran. Cet aspect pluridimensionnel n’étant pas rare, le style reste majoritairement auctoriel, et il émane du texte à la fois une poésie et une intelligence divine. Les passages de certaines sourates commencent également avec l’impératif « Dis » (Qol en arabe) adressé par Dieu au prophète Mohammad, afin de transmettre le message divin suivant la logique mimétique et le rapport dialogique dans un procédé scénique. Ces méthodes peuvent paraître redondantes au premier abord, mais leur Auteur sait pertinemment pourquoi Il choisit une mode d’expression dont la richesse ne doit pas mener à une pluralité d’interprétations, mais renvoyer à une vision globale de l’homme et de son destin. Ce style peut servir d’exemple aux croyants, telle cette parole prototype vis-à-vis des hérétiques : « Dis : ش vous les infidèles ! Je n’adore pas ce que vous adorez. Et vous n’êtes pas adorateurs de ce que j’adore. […] A vous votre religion, et à moi ma religion. » (Al-Kâfirûn (Les Infidèles) ; 109:1-3 et 6 ).
La sourate Nûh (Noé) n’hésite d’ailleurs pas à citer les idoles des peuples passés : Wadd, Suwâ, Yaghhû, Ya’ûq et Nasr dont le rappel est important, puisqu’il est plus difficile de vaincre les démons de l’âme humaine comme ceux de l’orgueil, de l’avarice etc., que de briser des statues de pierre. Ce recours aux anciens dieux sémites proches de ceux des Mecquois peut servir d’exemple et par le ton adopté, prend les dimensions d’un ultimatum. Si le Coran tient à raconter le récit des peuples passés, c’est pour éclaircir le message contenu et solidifier la foi des adeptes croyants par un rappel constant. Si Moïse est le personnage historique le plus fréquemment cité dans le Coran (suivi par Pharaon, son contemporain), c’est en qualité d’exemple. Moïse et Pharaon témoignent de la nature ambivalente de l’homme, incarnant les voix intérieures opposées qui appellent chacun de nous vers la divinité ou la révolte.
Un autre procédé stylistique propre au Coran consiste à utiliser au début de vingt-neuf sourates des lettres détachées de l’alphabet arabe, réunies apparemment dans un code dont seul Dieu connaît le sens et la raison. Pourtant, les travaux de l’orientaliste allemand Kurt Frischler ont émis l’hypothèse qu’il s’agirait de la reprise d’une tradition arabe bienvenue dans le Coran, signe du respect pour l’écriture et l’admission d’une coutume qui vénère la graphie comme une représentation du savoir (salvateur à son tour et l’agent immédiat de la foi). Quoi qu’il en soit, le miracle essentiel de Mohammad en tant que prophète est justement la transmission d’une parole (devenue plus tard écriture) prodigieuse. Cette qualité extraordinaire est reconnue par le principe d’inimitabilité admis par les fidèles :
« Si vous avez un doute sur ce que nous avons révélé à Notre serviteur, tâchez donc de produire une sourate semblable et appelez vos témoins que vous adorez en dehors de Dieu, si vous êtes véridiques. Si vous n’y parvenez pas et à coup sûr, vous n’y parviendrez jamais, parez-vous donc contre le feu qu’alimenteront les hommes et les pierres, lequel est réservé aux infidèles. » (Al-Baqara (La vache) ; 2:23-24).
Notes
1-Tiré du livre Mohammad : Un Prophète pour l’humanité de Wahidudin Khan