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Le zen et la question de l’homme
Selon Izutsu (1), la préoccupation de la religion bouddhiste, en particulier dès le début de sa période formative, fut la question de l’homme. La philosophie bouddhiste qui a atteint sa maturité dès les premiers temps qui ont suivi la mort de Bouddha, s’est fixée impérativement comme sujet fondamental de méditation, l’homme en tant que « dépourvu d’âme ».
Cette position axiale de l’homme dans la méditation bouddhiste a été renforcée après la naissance et l’expansion du zen. Avec l’avènement de l’expérience pratique de l’illumination, le zen a renoué avec la problématique traditionnelle de l’homme qui sera exposée comme le problème de l’égotisme absolu.
A ce sujet, le zen, au lieu d’aborder la question de manière aristotélicienne en posant la question : qu’est-ce que l’homme ?, pose la question directement : « Qui suis-je ? » La question ici n’est pas celle de la quiddité de façon générale, elle implique la personne même qui se pose la question.
Izutsu avance, à ce propos, la démonstration suivante : « Chacun de nous, en tant qu’humain, avons conscience de nous-mêmes et des autres hommes autour de nous. Nous avons tous ou presque un avis particulier au sujet de la question : qu’est-ce que l’homme ? La philosophie classique occidentale de tradition aristotélicienne définit l’homme comme un animal raisonnable. Du point de vue du zen, cette notion, ne donne pas à connaître la réalité profonde de l’homme. Parce que dans cette définition, l’homme a une existence objective, extra-mentale. Or du point de vue du zen, la réalité ultime est le soi absolu. Ce n’est que cette représentation de l’homme appréhendable ontologiquement et par la contemplation qui correspond réellement à ce qu’est l’homme, et qui peut donner pleine satisfaction. »
Cette question a reçu une attention méritée tout au long de l’histoire du bouddhisme zen, parce que le zen était dès l’origine soucieuse de porter l’homme de son soi relatif à un Soi absolu.
Cette représentation particulière de l’homme n’est rien d’autre que le résultat naturel de l’insistance spéciale que porte le zen sur l’expérience de l’illumination.
Relation pratique entre le mental et l’essence
La prétention fondamentale du zen est celle de la relation pratique du mental avec l’essence, entre la connaissance et le connu, de telle sorte que le moindre mouvement de l’âme entraîne un changement dans la réalité, quelle que soit sa dimension. Dans le zen, et de façon générale dans le bouddhisme, dans la relation entre l’âme et le monde, le facteur déterminant est l’âme. Globalement, on peut affirmer que la structure mentale détermine la structure du monde de la réalité. Enfin, si nous appréhendons, de façon floue ou partielle, que le monde visible n’est pas un monde réel, et que les phénomènes que nous observons ont une réalité qui ne nous est pas visible, il nous faut dès lors faire quelque chose pour la structure de notre conscience, et c’est une chose que le bouddhisme zen suggère de faire. On dit que le célèbre maître du zen, Nan-chuan (2) (en japonais Nanzen Fugan) de la dynastie des Tang, fit un signe vers une rose épanouie dans la cour et dit : il semble que les gens ordinaires ne peuvent voir cette rose qu’en rêve. Si la rose que nous voyons dans le jardin était semblable à une rose que l’on verrait en rêve, il ne nous resterait plus qu’à nous réveiller de notre rêve pour contempler une rose vraie. Ceci pour signifier que le transfert demandé pour voir la réalité des choses voit le jour dans le mental. Izutsu dit : « Le rapport semblable à ce qui a été dit à propos de la rose du jardin, s’observe dans la vie quotidienne entre le mental et la réalité. » Pour éclaircir ce point, il donne un exemple : Pour des personnes différentes, le monde et ce qu’il contient est conforme à leurs perceptions habituelles et leurs penchants et apparaît donc différemment à chacune des personnes. A titre d’exemple, la couleur d’une chose change en fonction des différents points de vue d’où on la regarde, ou sous une lumière artificielle, etc.
Une chose partagée, observée de différents points de vue sera différemment vue et perçue. Cela n’est pas le souci du zen ; son problème est ailleurs. La question du zen concerne le respect ou le non-respect de la loi de l’identité. C’est-à-dire l’interprétation que ‘’A est A ‘’ (principe d’identité) qui est considéré comme le premier fondement de la première vie humaine dans le domaine empirique.
Les différences individuelles et personnelles dans l’expérience sensible des choses du point de vue du bouddhisme
Selon la vision du bouddhisme zen, les différences individuelles et personnelles dans l’expérience sensible des choses ne sont rien d’autres que les évènements qui surviennent dans la dimension cognitive de l’activité mentale naturelle. Cette dimension est cet espace où notre intellect effectue des tâches, comme associer ou distinguer ou composer, etc. Le principe ultime qui commande l’ensemble de nos activités mentales est la faculté estimative. Ce rendement principal de l’esprit est appelé Vikalpa (3) dans la religion bouddhiste et fait face à Prajna (4) , la « sagesse transcendante ». Par exemple, la même pomme pourrait apparaître différente pour plusieurs personnes, mais en dernière instance, « une pomme est une pomme », et pomme elle restera. En vertu du principe de l’identité : A est A et A n’est pas non-A. Une pomme ne peut pas être une non-pomme.
Le premier pas dans l’apprentissage de Vikalpa est la connaissance d’une chose telle qu’elle existe (par exemple savoir que A est A), et le fait de la distinguer des autres choses (tous les non-A). Cette connaissance, basée sur la distinction, la discrimination, est le commencement de toutes les étapes suivantes de l’activité mentale. Comme nous l’avions déjà dit, le bouddhisme zen met en cause la loi de l’identité. Lorsque A est vu comme A, son statut est connu comme solide et invariable, de telle sorte qu’il ne puisse pas être autre chose que A. C’est à dire qu’il possède l’essence du A.
Cependant, pour le zen, il ne suffit pas que la pomme ne soit pas vue comme pomme, mais il faut que rien ne soit vu. Autrement dit, la pomme doit être vue dépouillée de toute limite (définition). En réalité, elle doit être envisagée dans sa non-détermination. Pour que la pomme soit vue sous cet angle (dans cette forme), la pomme doit être vue avec le Mushin (terme technique japonais signifiant non-mental). Quand tous les atomes de la pomme susceptibles d’êtres perçus seront annulés, soudain la réalité extraordinaire de la pomme se montrera d’elle-même. Cette apparition s’appelle Prajna dans le bouddhisme.
Le non-mental
Le non-mental, Wu shin en chinois et Mushin en japonais, peut être traduit comme une forme mentale qui ne soit pas le mental, ou bien un cerveau qui soit dans un état de non-être. Mais il n’en est pas ainsi. Le non-mental est un état psychique dans lequel l’esprit se retrouve dans l’étape la plus élevée de déduction. Une étape dans laquelle l’esprit est au sommet de sa puissance et fonctionne en toute clarté. Comme cela est rappelé plusieurs fois dans les dits du bouddhisme : la conscience se manifeste dans le rayonnement parfait de sa propre lumière.
Le non-mental a joué un rôle considérable et constructif dans l’histoire culturelle de la Chine et du Japon. Au Japon, les importantes formes esthétiques comme la poésie, la peinture, la calligraphie, etc., se sont développées et ont été toutes plus ou moins sous l’influence du non-mental. Et les nombreux récits courts, réels ou fictifs font partie aujourd’hui du patrimoine culturel. A titre d’exemple, les peintres qui peignent en noir et blanc au gré de leur inspiration. Ceux qui laissent courir leur pinceau sur le papier pour qu’il se déplace à sa guise sans que l’artiste ait conscience de son mouvement. Citons aussi un maître de musique jouant de la harpe qui a l’impression que ce n’est pas lui qui joue, mais que c’est la musique qui poursuit elle-même sa propre mélodie.
La structure de l’âme pratique (empirique)
On peut désigner la relation cognitive entre l’âme et l’objet extérieur du vaste regard empirique par le symbole SO. Ce raccourci signifie : « C’est ainsi que je comprends ». Le sujet grammatical S fait donc connaître la conscience de l’âme humaine au niveau de l’expérience sensible, et I (moi, je) en tant qu’essence, c’est-à-dire substance. Tant que l’âme empirique demeure au niveau empirique, elle n’aura jamais conscience d’un être supérieur à elle. Pour cette raison, partout et pour toute chose, le zen perçoit directement Tatha-garbha (5), c’est-à-dire la matrice de la réalité absolue. Derrière chaque « moi », il existe une chose dont on peut formuler l’activité par le symbole S, c’est-à-dire I see (je comprends). La parenthèse montre que cette action au niveau empirique est une sorte de conscience cachée. Par conséquent, on peut formuler la structure de l’âme empirique S ainsi : S ou Myself (moi-même) I See (je comprends) S, l’âme empirique pourrait être le centre réel de toutes les activités, parce que le principe occulté S agit toujours au moyen de l’âme empirique S. Ici, pour éclaircir la question, Izutsu dit : « On comprendrait mieux la quiddité de l’acte du ‘’moi, je comprends’’ (I SEE) si on la comparait avec une notion similaire dans la gnose islamique, précisément là où le Coran dit : « Ce n’est pas toi qui as lancé mais (en réalité) c’est Dieu qui a lancé. » (Sourate Al-Anfâl (Les butins) ; 8 : 17)
Ce niveau est totalement occulté et échappe à l’attention de l’âme empirique. La formule de la relation cognitive du sujet externe, objectif, est pareille à la formule précédente. Ici aussi, l’âme empirique n’est consciente que de la présence des choses et ces choses sont envisagées en tant que formes subsistantes par elles-mêmes. La formule présentant la structure interne O est la suivante : O) S) ou I SEE) This). Cette nouvelle formule indique que O est la seule chose ayant un modèle à l’extérieur. Mais derrière cette forme phénoménale (noumène) à caractère occulte, il s’exerce une activité que l’âme empirique ignore. Ici, il s’établit une relation entre le cerveau et l’objet, c’est-à-dire toute la séquence cognitive par l’intermédiaire de laquelle l’essence de l’âme subsistante en apparence, perçoit l’essence de l’objet externe (en apparence) subsistant par soi. Auparavant, nous avions indiqué cette question par la formule O S. Cette formule s’est élargie et se décrit ainsi : le S est l’âme empirique ; il n’y a rien d’autre qui soit que l’actualité (S) dans la relation entre le connu-inconnu avec O ou l’objet, qui lui aussi existe à cause du même S.
Toute cette étape existe dans le but que soit appréhendée l’actualité objective de « moi je comprends » (I SEE) ou S sans parenthèses. Le zen dit : même cette part de conscience de l’âme doit être évacuée de l’esprit. L’expression « non-mental » indique l’action pure de voir dans l’actualité instantanée et directe, où s’occulte l’acte éternel de comprendre (I SEE) sans parenthèses. Sur la base de l’analyse bouddhiste, derrière le S et derrière le O, le S est aussi caché. Finalement, toutes les choses doivent être conférées à un acte général, universel et très large du comprendre (SEE). Dans le zen, ce SEE n’est autre que la réalité finale et absolue qui se manifeste dans le mental humain qui vit dans la dimension sensible de l’existence. Le bouddhisme zen considère que l’introspection dans la position dite en tailleur est nécessaire pour connaître le soi authentique.
Notes :
1-Toshihiko Izutsu (4 mai 1914 – 1 juillet 1993) était un professeur d’université et auteur de nombreux ouvrages sur l’islam et les autres religions. Il a enseigné à l’Institut des études culturelles et linguistiques à l’Université de Keio au Tokyo, l’Académie impériale iranienne de philosophie à Téhéran, et l’Université McGill à Montréal. Il est né dans une famille d’un propriétaire d’entreprise riche au Japon. Dès son jeune âge, il a été familier de la méditation zen et koan, puisque son père était aussi un calligraphe et un pratiquant bouddhiste laïc zen. En 1937, il devient assistant de recherche. En 1958, il a complété la première traduction directe du Coran de l’arabe vers le japonais. Sa traduction est toujours réputée pour sa précision linguistique et largement utilisé pour les travaux d’érudition. Il était extrêmement talentueux dans l’apprentissage des langues étrangères. Il acheva sa lecture du Coran un mois après avoir commencé à apprendre l’arabe.
2-Maître Nansen : Nanquan Pǔyuàn, 748-835 ; en Japonais : Nansen Fugan ; il fut disciple et successeur de Mǎzǔ Daoyi
3-Le terme sanskrit Vikalpa désigne la connaissance indirecte qui se base sur les mots, la parole, la conceptualisation ou l’imagination et non sur l’expérience ou l’expérimentation.
4-Le mot sanskrit prajñā, qui peut être traduit par « sagesse transcendante », ou même « gnose », est une notion centrale du bouddhisme. Ce mot signifie à l’origine « capacité cognitive » ou « savoir-faire » et dans le bouddhisme, il fait référence à la capacité de percevoir notamment l’absence de son propre soi (anatta) ainsi que le vide (sunyata) de toute chose. La prajñā permet d’atteindre la « sagesse transcendantale » (jñāna) transcendant le moi individuel fragmenté et limité.
5-Le tathāgatagarbha, désigne le germe renfermant la nature essentielle, universelle et immortelle qui se trouve dans tout être sensible. C’est ce germe qui est considéré comme étant la cause et le potentiel d’illumination (Nirvāna).