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De l’intransigeance au stoïcisme
Ayant perdu tout espoir de pouvoir compter sur une armée capable sinon d’obtenir une victoire décisive sur les troupes de Mu’âwiyeh, du moins de leur tenir tête, l’Imam al-Hassan finit donc par envisager avec un serrement de cœur l’idée de la “Réconciliation”, espérant que cet énorme sacrifice lui permettrait de sauvegarder l’essentiel de ce qu’il avait la charge de garder et le devoir de sauver: l’avenir du Message.
En effet, aussi invraisemblable que cela ait pu paraître pour beaucoup, la conclusion d’un traité de Réconciliation (en vertu duquel le petit-fils et l’héritier du Prophète, le cinquième Califat-Bien-Dirigé, laissait la direction des Affaires de l’Etat islamique au sécessionniste rebelle, l’ennemi haineux de la famille du Prophète) s’annonçait de plus en plus imminente.
Réconciliation invraisemblable, car depuis l’accession de l’Imam al-Hassan au Califat, toutes les conditions objectives et subjectives – à quelques exceptions près étaient réunies pour que la bataille entre le camp de la légitimité islamique et celui de la rébellion fût engagée au plus tôt.
Du côté de Mu’âwiyeh, animé qu’il était par son ambition pour le pouvoir et sa haine noire pour la Famille du Prophète, et fort de la puissance et de la cohésion de son armée, il avait en principe tout intérêt à engager le plus tôt possible l’épreuve de force contre le camp du Calife en titre en profitant de sa division et de son affaiblissement après l’assassinat de l’Imam ‘Alî.
Du côté de l’Imam al-Hassan, les raisons de livrer cette bataille étaient encore plus solides, et plus nombreuses. En tout cas une seule suffisait: le Calife légal avait en principe le devoir de le faire quelqu’un soit le résultat, si cela ne tenait qu’à lui évidemment.
En outre, l’Imam al-Hassan était un homme intransigeant, qui ne badinait pas avec les principes, un esprit combatif qui ne se laissait pas intimider, et il connaissait mieux que quiconque Mu’âwiyeh, son passé et ses arrière-pensées pour savoir qu’il était nécessaire de le combattre.
Ceci dit, il faut comprendre que si, malgré toutes ces raisons, ladite bataille apparemment inévitable tarda à s’engager pour être finalement évitée (grâce au sens aigu du devoir et à la lucidité de l’Imam al-Hassan, ainsi qu’à la maîtrise de soi qui caractérisait tous les Imams d’Ahl-ul-Beyt) c’est parce qu’elle avait cette particularité que son enjeu résidait moins dans son issue immédiate – victoire ou défaite – que dans les conditions de son engagement et ses conséquences à court, à moyen et à long termes.
En un mot, Mu’âwiyeh savait qu’il ne suffisait pas d’exterminer la Famille du Prophète au terme d’une bataille victorieuse pour instaurer un Etat omayyade qu’il n’avait cessé d’ambitionner, et al-Hassan était conscient que sacrifier sa vie et celles de ses adeptes dans un combat désespéré ne sauverait pas le Message de la déviation omayyade.
En effet, concernant Mu’âwiyeh, il n’ignorait pas que le pouvoir qu’il s’apprêtait à conquérir était celui d’un Etat irréversiblement islamique et que s’il voulait en prendre la direction, il faudrait qu’il fasse preuve d’un minimum de respect pour ses institutions et pour ceux qui l’incarnaient et s’y identifiaient.
Il savait que son passé d’ “amnistié”, de “cœur à rallier”(1) ainsi que celui de sa famille, laquelle s’était illustrée par sa haine farouche pour le Prophète et l’Islam, faisaient de lui à juste titre un prétendant suspect à la direction de l’Etat islamique.
Il n’avait pas oublié que les Musulmans s’écartaient de son père comme d’un “intouchable” et évitaient de le fréquenter après sa conversion forcée à l’Islam. (2) Il se rappelait que la raison principale de la montée de la contestation sous le Califat de ‘Othman et le grief principal que les Compagnons faisaient à celui-ci étaient justement la présence d’hommes comme lui aux postes clés de l’Etat islamique.
Conscient donc des risques que comportait pour l’avenir de ses projets l’extermination des membres de la Famille du Prophète ainsi que de tous les Compagnons éminents et les Musulmans pieux qui leur étaient acquis, Mu’âwiyeh s’est ingénié à pousser l’Imam al-Hassan à commettre une faute pour lui faire supporter la responsabilité d’une guerre qu’il n’avait aucune chance de gagner.
C’est pourquoi tout en mettant sur le pied de guerre son armée, tout en s’apprêtant à envahir le territoire contrôlé par le Calife en titre, tout en multipliant les complots pour déstabiliser le camp de l’Imam al-Hassan et isoler celui-ci, il se montrait publiquement très conciliant, soucieux à l’extrême d’éviter l’effusion de sang, très désireux de ramener la paix et de rétablir l’unité de la Ummah, et il déployait toutes les ressources de sa sournoiserie et de sa perfidie pour laisser croire que c’était pour ces raisons qu’il voulait diriger l’Etat islamique et qu’il serait le mieux placé dans les circonstances actuelles pour accomplir cette tâche.
En se livrant à ce double jeu, Mu’âwiyeh avait l’intime espoir que l’Imam al-Hassan intransigeant qu’il était sur les principes islamiques et exaspéré par l’œuvre de destruction, de corruption et de division du gouvernant rebelle, tomberait dans son piège et refuserait son offre de réconciliation.
Dès lors, il aurait les mains libres pour traduire en acte toute sa haine pour les descendants du fondateur de l’Etat islamique et pour réaliser toute son ambition de plier celui-ci aux règles et aux traditions omayyades tribales et imprégnées des séquelles de la jahiliyyeh.
Quant à l’Imam al-Hassan, il était trop lucide pour ne pas comprendre le jeu subtil de Mu’âwiyeh et trop conscient des ambitions peu islamiques du fils d’Abou Sufiyân pour lui laisser une liberté totale de les réaliser. Homme de discernement et maître de ses réactions, il se résigna à sacrifier l’objectif immédiat (l’épreuve de force contre la déviation) pour l’objectif final (la sauvegarde du Message) et à passer outre à ses sentiments personnels – sa répugnance de traiter avec le rebelle – pour préserver l’intérêt supérieur de la Ummah.
Aussi accepta-t-il de renoncer au pouvoir pour un temps au profit de Mu’âwiyeh à condition que celui-ci gouvernât conformément aux préceptes du Coran et de la Sunna et s’abstînt d’importuner ceux qui étaient les mieux placés et les plus qualifiés pour défendre ces deux sources de la Chari’a, à savoir les membres de la famille du Prophète et leurs adeptes.
C’était là, estimait-il, la meilleure façon de contourner les filets que Muawiya lui tendait perfidement et d’esquiver le coup fatal qu’il s’apprêtait à administrer aux représentants les plus pieux et aux défenseurs les plus déterminés du Message.
Il comptait placer ainsi les déviationnistes omayyades devant deux choix qui contrariaient leurs intentions réelles et qui correspondaient en définitive parfaitement à son objectif final:
Ou bien Mu’âwiyeh respecterait les conditions posées par l’Imam, et dans ce cas il serait tenu de se plier aux préceptes du Message durant la période de son Califat – c’est ce que l’Imam voulait absolument – et à préserver la vie de ceux qui s’opposaient farouchement à toute déviation du Coran et de la Sunna;
Ou bien, il trahirait ses engagements, et dans ce cas les masses musulmanes découvriraient le vrai visage, et le fond non islamique du régime omayyade; l’Imam al-Hassan aura ainsi résolu le problème majeur auquel il n’avait cessé de se heurter dans sa lutte contre Mu’âwiyeh.
Notes:
1-Quelqu’un qui épouse l’Islam plutôt par contrainte que par libre choix.
2-Voir: Chapitre précédent.