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- – Des problèmes à surmonter ensemble
On vient de faire allusion au phénomène de la « socialisation du spirituel » et aux conséquences de son impact sur une culture traditionnelle. Ces conséquences imposent une tâche très lourde à tous ceux qui refusent d’être les complices de ce qui fut si justement dénommé, il y a déjà plus d’une génération, la « trahison des clercs ». Cette expression n’est plus guère usitée de nos jours; pourtant il est impossible que cette trahison soit définitivement consommée.
En Occident, nous avons pris conscience que nos idéologies sociales et politiques ne représentent le plus souvent, en fait, que les aspects d’une théologie laïcisée. Elles résultent de la laïcisation ou sécularisation de systèmes théologiques antérieurs.
Cela veut dire que ces idéologies postulent une représentation du monde et de l’homme, d’où a été éliminé tout message d’au-delà de ce monde. Si loin que se projette l’espérance des hommes, elle ne franchit plus les limites de la mort. La laïcisation ou sécularisation de la conscience théologique peut être constatée, par excellence, dans la réduction du messianisme théologique à un messianisme social pur et simple. L’eschatologie laïcisée ne dispose plus que d’une mythologie du « sens de l’histoire ».
Il ne s’agit pas d’un phénomène soudain, mais d’un long processus. « Laïcisation » ne veut pas dire substitution du pouvoir séculier à un « pouvoir spirituel », car l’idée même d’un « pouvoir spirituel », matérialisé en institutions et s’exprimant en termes de pouvoir, c’est d’ores et déjà la laïcisation et la socialisation du spirituel. Le processus est en marche dès lors que l’on s’attaque, comme on l’a fait pendant des siècles, à toutes les formes de gnose, sans que la Grande Église, en se retranchant de la Gnose, pressentît qu’elle préparait du même coup l’âge de l’agnosticisme et du positivisme.
A son magistère dogmatique ne fit que se substituer l’impératif social des normes collectives. Celui qui était 1′ « hérétique » est devenu le « déviationniste », quand on ne dit pas tout simplement un « inadapté ». Car on en arrive à expliquer tout phénomène de religion individuelle, toute expérience mystique, comme une dissociation de l’individu et « réflexe agnostique » paralyse toute velléité d’accueil à l’égard des témoins d’un « autre monde ». Il est poignant de constater la hantise qui agite aujourd’hui de si larges fractions du christianisme : la peur de passer pour ne pas être « dans ce monde », et partant de ne pas être pris au sérieux. Alors on s’essouffle à « être de son temps », à proclamer la « primauté du social », à se mettre d’accord avec les « exigences scientifiques » etc., et cette course dérisoire fait oublier l’essentiel. N. Berdiaev a énoncé le diagnostic exact : la grande tragédie est là, dans le fait que le christianisme, sous ses formes officielles et historiques, a succombé à la tentation que le Christ avait repoussée.
Il reste que ce sont ces théologies sécularisées que l’Occident transporte partout avec lui, en même temps que l’outillage de sa civilisation matérielle. Le terme « Occident » englobe naturellement ici ce que la terminologie de nos journaux appelle l’Ouest aussi bien que ce qu’elle appelle l’Est. Une foule d’orientaux de nos jours sont des « occidentaux », au sens qui est visé ici; ils le sont parfois même plus que nombre d’occidentaux non encore « désorientés ». Mais que peut-il advenir, là où manquent les antécédents théologiques dont nos idéologies ne sont que la sécularisation ?
Le problème est d’une gravité d’autant plus aiguë en Islam, que l’Islam partage avec le christianisme les fondements d’une même religion prophétique. Nous pouvons commémorer ensemble les noms et les enseignements des mêmes prophètes.
Mais, d’autre part, comme nous l’avons plus d’une fois relevé, ce que les penseurs et spirituels de l’Islam ont cherché, ce n’est ni ce que nous appelons une théologie, ni ce que nous appelons exactement une philosophie : leur métaphysique, leur hikmat ilâhîya, est une « sagesse divine » dont les deux termes qui la désignent correspondent littéralement à ceux du mot grec composé, theo-sophia.
Précisément, l’on peut dire que la séparation entre théologie et philosophie est le premier symptôme d’une sécularisation de la conscience; elle remonte chez nous à la scolastique latine, peut-être à la Summa contra Gentiles de saint Thomas d’Aquin.
La théologie reste alors le domaine réservé au « pouvoir spirituel », tandis que le philosophe s’accorde toutes les libertés, sauf celle d’être un théologien, et nous avons ici le premier indice de la sécularisation métaphysique, c’est-à-dire de la désacralisation du monde. La theosophia, dans sa vérité métaphysique même, en est l’antithèse et l’antidote. Elle ne peut être mise en ouvre que par la connaissance du cœur (ma’rifat qalbîya); d’où l’importance de ce thème chez nos théosophes shî’ites. Cette mise en ouvre ne peut séparer connaissance théorique et expérience spirituelle. C’est elle seule qui peut faire fructifier toute connaissance et toute initiative de l’homme en une connaissance et conscience de soi-même. Et c’est de cela que l’homme de nos jours a sans doute le plus besoin. On ne s’étonnera donc pas si, chaque fois que la théosophie islamique s’est trouvée placée devant des problème» analogues à ceux de la théologie chrétienne, ce fut, comme on le rappelait ci-dessus à propos de l’imâmologie, pour incliner à des solutions dont l’esprit était sans doute en affinité avec un certain christianisme, mais avec celui-là précisément qui fut, par les décisions de la dogmatique officielle, « refoulé en marge de l’histoire », selon On peut alors se demander où passent les lignes de démarcation réelle? Est-ce entre les formes de religion reçues et établies? ou bien, à l’intérieur de ces formes officielles, ne s’opère t-il pas, à leur insu, un regroupement des familles spirituelles de même type ? En prendre conscience, ce serait d’une part se préserver de bien des contresens, ceux que des experts candides commettent parfois sur place, parce qu’ils ne soupçonnent ni l’effondrement produit dans certaines âmes, à la suite de l’invasion massive d’idéologies dont les prémisses n’ont pas été sécrétées par ces âmes elles-mêmes, ni les clauses de sauvegarde intime qui en empêcheront d’autres de répondre aux questions indiscrètes des enquêteurs. D’autre part, les vrais spirituels prendraient conscience de ce qui les unit intérieurement, des problèmes qu’ils ont à affronter, et de la manière dont ils pourraient, pour la première fois peut-être, les affronter en commun.
Nous parlions, il y a quelques pages, du champ de tension défini par la shari’ât et par la haqîqat, c’est-à-dire par la lettre extérieure de la religion positive et par sa vérité ésotérique.
On peut s’enfermer dans la première et aussi la mutiler, du fait même que l’on refuse la seconde; ou bien, au contraire, en devenant l’adepte de celle-ci, sauvegarder la vérité intégrale de la première. Nous savons déjà que cette seconde attitude est celle-là même qui fait l’essence du shî’isme duodécimain et de l’enseignement de ses Imâms. Mais on peut ajouter que ce « champ de tension » est essentiel à ce que nous désignons ici comme le « phénomène du Livre saint »; que, par conséquent, il est connu et éprouvé par tous les Ahl al-Kitâb (les familles du Livre). Judaïsme et christianisme ont, eux aussi, leurs ésotéristes, et il y a entre eux et les gnostiques de l’Islam, maints traits de famille.
Ce serait une tâche fascinante, aux proportions énormes, certes, mais aux conséquences imprévisibles, que d’étudier comparativement, du point de vue que nous indiquons ici, le sens et la destinée des écoles dites ésotériques en Islam et de leurs analogues en chrétienté. Il nous faudrait, bien entendu, remonter jusqu’à la Gnose, mettre l’accent sur l’enseignement donné par le Christ à ses disciples les plus intimes, lire avec des « yeux nouveaux » les textes des Évangiles gnostiques qui nous sont récemment devenus accessibles, déceler comment certaines péricopes ou sentences évangéliques, citées avec prédilection par les auteurs shiites et ismaéliens, leur ont été transmises par la voie ou avec une coloration gnostique.
Quand on dit avec des « yeux nouveaux », cela s’entend d’un état d’esprit libéré de tout parti pris contre la Gnose; il y a des méprises que l’ignorance ne suffit pas à excuser. Ce que nous une terminologie à la mode. Appelons classiquement le « gnosticisme », devient un cas particulier au sein d’un phénomène religieux universel portant le nom de gnose, ou d’autres dénominations traduisibles par ce mot. Gnose, c’est-à-dire connaissance salvatrice. « Connaissance » qui est initiation à une doctrine; « salvatrice », parce que la révélation du mystère des mondes supérieurs, cachée sous la lettre des Révélations divines, ne peut s’accomplir ni être assimilée sans que l’adepte ne passe par une nouvelle naissance, la naissance spirituelle (en arabe wilâdat rûhânîya).
Il s’en faut de beaucoup que les témoignages et les monuments de la religion gnostique universelle, éclose autour du « phénomène du Livre saint », soient d’ores et déjà recueillis et accessibles dans un corpus. Mais un autre trait de famille entre gnostiques de partout et toujours s’accuse dans la répugnance qu’ils partagent à l’égard de la pure fides historica, celle qui mesure le degré de réalité de son objet aux documents qui en attestent l’existence physique dans le « passé » (ou bien donne à tout prix cette portée à ces documents), celle qui en exige une situation chronologique arithmétiquement établie, à l’égal de tout autre événement ou personnage de l’histoire profane. Une pareille foi n’est que l’affaire de l’homme extérieur.
C’est la fides historica dénoncée par tous les mystiques comme fides mortua, et sans doute y a-t-il une connexion secrète et fatale entre cette fides historica et l’historicisme, au déclin de la philosophie ; finalement, une connexion entre la prépondérance de cette fides historica et la préparation ou l’avènement de ce qui devait être le matérialisme historique.
Or nous avons relevé, il y a également quelques pages, un propos répété par plusieurs des Imâms du shî’isme, à savoir que, si les révélations contenues dans le Livre saint n’avaient que ce « sens historique », il y a longtemps que le Livre saint tout entier serait mort. Plus exactement dit encore, c’est l’expression même de « sens historique » qui se trouve appelée à connoter tout autre chose que son acception courante. Pour les Imâms, ce « sens historique » n’est pas celui qui réfère à un événement extérieur enclos dans le passé, mort avec ceux qui sont morts, et devenu curiosité archéologique, mais c’est le sens qui s’accomplit, ne cesse de se passer chez les vivants, jusqu’au Dernier Jour. C’est le sens qui concerne l’homme intérieur, un sens qui vise des événements bien réels, mais qui ne s’accomplissent pas sur le plan physique de l’existence.
C’est cela le sens ésotérique, et c’est pourquoi sa vérité ne dépend pas des circonstances historiques extérieures.
Et c’est autour de ce sens du Livre saint que nous voyons, partout et toujours, se regrouper les familles spirituelles ayant des traits communs. Nous aurions à porter ici notre attention sur ceux que l’on appelle les Spirituels du protestantisme : un Sébastian Franck, un Valentin Weigel, un Caspar Schwenckfeld ; tous les cercles qui ont été influencés par la théosophie de Jacob Boehme, ensuite par les Arcana caelestia de Swedenborg, sans oublier ni un Oetinger ni les Kabbalistes chrétiens, dont on ne peut dissocier les Kabbalistes juifs. Nous aurions d’autre part à systématiser les principes et la mise en ouvre de l’herméneutique spirituelle du Qorân, depuis l’enseignement donné par leslmâms du shî’isme eux-mêmes, puis celui qui se développe dans la théosophie ismaélienne comme dans celle du shî’isme duodécimain, et dans les grands commentaires qorâniques des hokamâ et des mystiques (ceux de Rûzbehân, d’Ibn ‘Arabî, de Semnânî, de Haydar Âmoli, de Mollâ Sadrâ Shîrâzî etc.) jusqu’à ceux de l’école shaykhie (cf. infra chap. IV et V). Pour notre part, le temps ne nous a permis jusqu’ici que d’esquisser un début d’ « herméneutique spirituelle comparée »
En l’élargissant et l’approfondissant, nous entreverrons mieux, avec la structure commune des univers suprasensibles, les traits de l’homme intérieur que dégage, partout et toujours, l’herméneutique spirituelle du Livre saint, les traits communs à l’ésotérisme prophétique, et aussi hélas! les traits communs, partout et toujours, à leurs adversaires, qu’ils s’appellent les docteurs de la Loi, les foqahâ, ou qu’ils soient ceux que Dostoïevski a typifiés dans le personnage du Grand Inquisiteur, les mêmes que nous voyons reparaître lors de la parousie du XIIe Imâm (infra livre VII).
Aussi bien, est-ce en commençant par vivre ensemble cette compréhension du Livre saint, que nous pourrons alors comprendre au mieux les problèmes qui nous sont communs et que nous avons à surmonter ensemble, parce que nous en dégagerons alors une situation et une terminologie qui pourront nous être communes. Je faisais allusion plus haut à un petit groupe d’études shî’ites auquel, d’année en année, j’ai eu le plaisir de participer pendant mes séjours d’automne à Téhéran. La personnalité du shaykh Mohammad Hosayn Tabataba’î, professeur de philosophie traditionnelle à l’Université théologique de Qomm, en fut la figure centrale
; le cercle réunit quelques collègues de la jeune Université iranienne, aussi bien que quelques shaykhs, quelques-uns de leurs élèves, représentatifs de la culture traditionnelle.
J’ai pu remarquer, à maintes reprises, combien les situations et les problèmes issus d’une compréhension intérieure de la Bible, leur étaient accessibles; combien certains textes, traduits en persan de Maître Eckhart ou de J. Boehme, voire certains épisodes de nos légendes du saint Graal, leur semblaient bien parler la même langue que la leur. En revanche, ne nous dissimulons pas que la manière dont nous, Occidentaux, essayons d’analyser et d’interpréter la situation de ce temps, les énoncés (qu’ils soient dialectiques, sociologiques, cybernétisâtes) dans lesquels nous essayons d’en fixer les moments, tout cela est fort peu accessible d’emblée à ceux de nos amis orientaux qui ont encore le privilège de vivre intégralement leur culture traditionnelle.
Plus grave encore, il semble que les perspectives de notre situation éveillent difficilement leur intérêt. Il leur apparaît normal que l’on s’en aille à la dérive ou vers le chaos, lorsque l’on a perdu la « dimension polaire » de l’homme, lorsque l’on n’est plus capable d’interpréter toute structure « verticale » que comme un phénomène social d’autorité et de domination.
Nos mises en question, nos « contestations », sont alors elles-mêmes mises en question. C’est de là justement que peut naître une problématique commune. Il faut que les Occidentaux soient capables de prendre en charge les conséquences d’une situation que personne ne leur demandait de créer; il leur faut en sécréter eux-mêmes l’ « antidote », mais ils ne le peuvent qu’à la condition de comprendre la situation qu’ils ont créée (les catastrophes du genre de celles qu’un émouvant témoignage évoquera plus loin); il leur faut attacher du prix à ce qu’ils sont en voie de détruire, en comprenant enfin pourquoi ceux qui en sont les derniers dépositaires, y attachent un tel prix.
Nous nous trouvons parfois devant des difficultés de traduction inextricables. Il est pratiquement impossible de traduire directement, en persan ou en arabe, des termes tels que laïcisation, sécularisation, matérialisation, socialisation, évolutionnisme etc. On s’en tire soit avec des périphrases, soit en arrachant certains mots à leur usage courant, soit par des néologismes insolites. Mais nous pouvons constater que ni les périphrases ni les néologismes n’éveillent chez notre interlocuteur oriental les mêmes résonances émotives, les mêmes associations de pensées, que celles évoquées directement par ces termes en chacun de nous. Et cela est non moins vrai dans le cas de nos amis orientaux qui passent pour les plus « occidentalisés ».
Que, pour évoquer nos problèmes les plus actuels, nous soyons démunis d’une terminologie commune (réciproquement, il n’est pas toujours facile de traduire en nos langues la terminologie métaphysique très riche de nos penseurs shî’ites), c’est bien l’indice qu’il nous manque ici un « passé » spirituel commun. Je ne parle pas d’événements historiques extérieurs, mais d’une expérience commune de l’homme intérieur et des mondes de l’âme, expérience qui « se passe » dans le temps existentiel, temps de l’ « histoire de l’âme », histoire qui se passe à mesure que s’accomplissent dans l’homme intérieur les sens ésotériques du Livre saint. C’est à cette histoire, toujours récurrente, jamais irréversible, que les Imâms, nous l’avons vu, font allusion en expliquant ce qu’est le ta’wîl, l’herméneutique ou interprétation spirituelle du Livre saint; or, c’est à elle aussi, que réfèrent nos propres spirituels en Occident. C’est dans ce « temps existentiel » que nous pouvons faire que quelque chose « se passe » qui soit alors commun entre nous. Et ce temps existentiel prendra ici origine d’une herméneutique spirituelle commune du Livre saint.
Malheureusement, nos propres spirituels sont en général assez peu connus jusqu’ici de nos amis orientaux. Du christianisme, ils ont plus ou moins entendu ce qu’en ont propagé les missionnaires et les apologistes, ou, beaucoup plus massivement, ce qu’en traduisent les idéologies postchrétiennes envahissantes, sécularisation des mystères théologiques antérieurs.
Mais le christianisme soi-disant « refoulé de l’histoire », celui par lequel, en revanche, nos spirituels ont vécu leur histoire à eux, celui-là est resté à peu près ignoré. On lui fait le meilleur accueil, dès qu’il en est parlé (cf. les exemples allusifs donnés ci-dessus), mais le plus souvent on s’en tient au schéma, pourtant périmé, qui oppose machinisme et technique de l’Occident à la spiritualité traditionnelle de l’Orient.
C’est pourquoi il m’apparaît important de clore ces prémisses, en montrant qu’il y a lieu parfois d’inverser cette dichotomie un peu sommaire, si vraiment il s’agit pour nous de surmonter ensemble les mêmes problèmes et les mêmes périls. Je voudrais mettre en contraste deux témoignages frappants : d’une part quelques lignes de Nicolas Berdiaev, représentant de cette philosophie chrétienne de l’Orthodoxie russe, si peu connue en général de nos amis orientaux, d’emblée pourtant plus proche de leur pensée que ne le sont nos idéologies sociopolitiques.
C’est à Berdiaev que l’on doit la protestation la plus clairvoyante contre le péril du « social » et de la socialité envahissante. D’autre part, quelques lignes émanant d’une personnalité arabe sunnite, nous montrant en contraste la voie sans issue dans laquelle peut engager F « occidentalisation » à outrance.
L’intrépide originalité de Nicolas Berdiaev ne permet de le rattacher à aucune école, sinon à la théosophie de Jacob Boehme dont il s’est réclamé expressément à maintes reprises
Toute son ouvre est une amplification du leitmotiv énoncé dans son livre sur Le Sens de l’acte créateur. Plus encore qu’une protestation véhémente, cette ouvre est une insurrection contre une époque « où la conscience sociologique a remplacé la théologie […]. La domination de la socialité sur les consciences contemporaines pèse comme un cauchemar; cette socialité extérieure dissimule et éteint toutes les réalités authentiques. »
Or « en tous les temps la mystique a découvert le monde de l’homme intérieur et l’a opposé au monde de l’homme extérieur ». Mais ce que dévoilait cette révélation mystique de l’homme intérieur, c’était la structure de l’être humain comme microcosme, le « microcosmisme » de l’homme (c’est aussi bien l’un des thèmes fondamentaux de la théosophie mystique en Islam). Or, c’est précisément ce qu’ignore ou ce que rejette le positivisme de la conscience sociologique, laquelle suppose la rupture avec le cosmos (ne nous méprenons pas : la « cosmonautique » de nos j’ours ne restaurera en rien la structure rompue.
Car il y a un Seuil à franchir, un Seuil que, par définition, aucune fusée ni aucun spoutnik ne franchiront jamais). Et cette rupture une fois consommée, il ne peut plus advenir qu’un individualisme dérisoire, totalement désarmé en fait contre les conformismes collectifs, contre la socialité, tandis que l’individualité du mystique est elle-même, à elle seule, un univers, capable de faire équilibre au monde extérieur. Le paradoxe de l’expérience mystique est en effet que l’absorption mystique en soi-même est toujours en même temps une libération de soi-même, un élan hors des frontières, et cela parce que « toute mystique enseigne que la profondeur de l’homme est plus qu’humaine, qu’en elle se cache un lien mystérieux avec Dieu et avec le monde. C’est en soi-même qu’est l’issue hors de soi; c’est du dedans et non du dehors que l’on brise les entraves par un travail tout intérieur ».