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La philosophie de la visite pieuse (ziyârat) dans l’islam et dans le chiisme :
un acte de “présence” et d’élévation
Amélie Neuve-Eglise
“Ô homme ! Toi qui t’efforces vers ton Seigneur sans relâche, tu Le rencontreras alors.” (Coran, 84:6)
Le chiisme se caractérise notamment par la place centrale qu’il accorde aux visites pieuses aux sanctuaires des Imâms (ziyârat) qui rythment la vie religieuse de tout croyant. De Karbala à La Mecque, de Najaf à Mashhad, la présence de ces lieux saints se fonde sur toute une conception de l’homme et du rapport qu’il entretient avec son Créateur, mais aussi sur une philosophie de la médiation et de la présence à travers la figure centrale de l’Imâm. Aborder la philosophie de la ziyârat consiste également à entrer dans un islam vécu dans la conscience intime de chaque croyant, et à mieux saisir ainsi les motivations profondes de milliers de pèlerins se rendant chaque jour dans les sanctuaires des Imâms et de leurs descendants présents en Iran, en Irak et en Arabie Saoudite. Elle nous invite également à tenter de mieux comprendre les contours de toute une géographie du sacré, selon laquelle le déplacement terrestre n’est qu’un prélude à un voyage d’un autre type, permettant au croyant de se rapprocher dans cette vie même de la destination ultime : “Ô homme ! Toi qui t’efforces vers ton Seigneur sans relâche, tu Le rencontreras alors.” (84:6).
Les différents sens du terme ziyârat
La notion de ziyârat vient de la racine arabe zâra, qui exprime le fait de rendre visite à une personne ou de visiter un lieu. Elle est parfois traduite par “pèlerinage” et risque dès lors d’être confondue avec le hajj, c’est-à-dire le pèlerinage à La Mecque, qui a une portée et un statut bien particuliers : il fait notamment partie des obligations pour tout croyant en ayant les moyens tandis que les ziyârat, bien qu’étant fortement recommandées, ne revêtent pas un caractère obligatoire. Afin d’éviter toute confusion, mais conserverons donc l’usage du mot ziyârat tout au long de l’article. [1] En arabe et en persan, ce terme fait référence à toute visite à une personne vivante, mais aussi aux tombes de personnes décédées (ziyârat-e ahl-e qobour). Dans le chiisme, ce terme désigne plus spécifiquement le fait de se rendre au sein de sanctuaires où sont enterrés les Imâms [2] et descendants d’Imâms (imâmzâdeh) ou sur la tombe de toute personne, homme ou femme, dont les qualités spirituelles sont reconnues. Au cours de cet article, nous aborderons essentiellement les ziyârat aux sanctuaires des Imâms, qui sont les plus importantes.
Enfin, le terme de ziyârat désigne également les “prières de visitation” récitées à l’occasion de ces visites par les pèlerins. Etudier la philosophie de la visite pieuse consiste donc aussi à découvrir tout un aspect de la littérature sacrée chiite et permet de mieux comprendre cette religion, car “c’est essentiellement dans ses prières et dans ses liturgies qu’une religion livre son secret, beaucoup mieux que dans n’importe quel exposé dogmatique“. [3]
La ziyârat au sens général, une tradition vivante dès l’époque du prophète Mohammad
Pour comprendre le sens profond de la ziyârat, il faut d’abord souligner que selon les croyances islamiques, la mort n’est pas considérée comme une absence de vie, mais un “transfert” dans un autre monde : les ziyârat sont donc une visite à une personne vivante. Le prophète Mohammad a évoqué cette réalité en disant que “celui qui rend visite à ma tombe après ma mort est comme s’il m’avait rendu visite durant ma vie” [4] ou encore, de façon plus générale : “rendez visite à vos morts, car ils se réjouissent de votre visite“. [5]
Le Prophète lui-même se rendait régulièrement au cimetière de Baqi’ et à son époque, se rendre sur les tombes des martyrs des premières batailles de l’islam était une chose courante. En outre, de nombreux hadiths évoquent les bienfaits issus des visites aux défunts [6], mais soulignent plus particulièrement l’importance de la visite des tombes du Prophète et des Imâms. Dans un hadith où son petit-fils Hassan [7] demande au prophète Mohammad quelle est la rétribution de celui qui lui rend visite, ce dernier lui répond : “Ô fils ! Celui qui me rend visite durant ma vie ou après ma mort ou qui a rendu visite à ton père, ton frère ou bien qui t’a rendu visite à toi, je lui rendrai visite de droit et je le délivrerai de ses péchés le Jour du Jugement. [8] L’Imâm Rezâ évoque un autre bénéfice de la visite à son sanctuaire en ces termes : “Le Jour du Jugement, j’intercèderai pour toute personne parmi mes partisans qui m’a rendu visite en connaissant ma valeur.” [9] Au-delà de ces promesses de rétribution, la ziyârat s’appuie sur une philosophie profonde reposant elle-même sur une conception de l’homme dont le but ultime est de préparer son âme à la rencontre avec son Créateur : “Certes nous sommes à Dieu, et c’est à Lui que nous retournerons” (2:156). [10] En outre, loin d’être en contradiction avec le Coran, la ziyârat est fondée sur un verset d’une grande importance, qui exprime clairement la possibilité et même l’incitation de rendre visite au Prophète – et, selon le chiisme, aux Imâms infaillibles – pour qu’il demande pardon et intercède auprès de Dieu pour les croyants : “Si, lorsqu’ils ont fait du tort à leur propre personne ils venaient à toi [Mohammad] en implorant le pardon de Dieu et si le Messager demandait le pardon pour eux, ils trouveraient, certes, Dieu, Très Accueillant au repentir, Miséricordieux” (4:64).
Les fondements de la ziyârat dans le chiisme : l’importance de la notion de modèle dans la construction de l’homme
Contrairement à certaines choses de ce monde qui sont parfaites dans l’état premier où elles sont et doivent être préservées telles qu’elles (c’est le cas notamment de la mer, des arbres…), d’autres réalités acquièrent au contraire toute leur valeur après avoir été transformées, comme c’est le cas de l’or. L’homme peut à ce titre être comparé à une matière première qui se doit d’être construite au travers de son éducation et de l’enseignement qu’il reçoit pour acquérir toute sa valeur. Cependant, selon la pensée islamique, à la différence de l’or, l’essence de l’homme n’est pas fixée dès le départ : il peut ainsi, de par sa libre volonté, choisir de devenir une créature plus élevée que les anges, ou plus basse que les animaux : “Et par l’âme et Celui qui l’a harmonieusement façonnée ;
et lui a alors inspiré son immoralité, de même que sa piété. A réussi, certes celui qui la purifie.
Et est perdu, certes, celui qui la corrompt.” (91:7-10). Cela explique pourquoi certains versets évoquent le fait que des anges se prosternent devant l’homme [11], tandis que d’autres font référence à des êtres humains qui “ont des cœurs, mais ne comprennent pas. Ils ont des yeux, mais ne voient pas. Ils ont des oreilles, mais n’entendent pas. Ceux-là sont comme les bestiaux, même plus égarés encore” (7:179).
C’est parce que l’homme est libre qu’il a besoin de modèles desquels s’inspirer pour se construire et donner sens à sa vie. Plusieurs versets du Coran font référence à cette réalité et citent des exemples à suivre, hommes ou femmes : “Certes, vous avez eu un bel exemple [à suivre] en Abraham et en ceux qui étaient avec lui” (60:4) ; “En effet, vous avez dans le Messager de Dieu un excellent modèle [à suivre]” (33:21) ; “Dieu a cité en exemple pour ceux qui croient, la femme de Pharaon” (66:11). La philosophie de la ziyârat trouve ainsi sa source dans une conception de l’homme selon laquelle outre la nécessité de connaissance spéculative et des règles, il a également besoin, dans sa vie spirituelle, d’exemples vivants et de guides qui l’orientent vers la Vérité à laquelle il aspire.
L’Imâm comme modèle et lien spirituel concret
Pour comprendre l’importance de la ziyârat dans le chiisme, il faut également évoquer le rôle central de l’Imâm dans la vie des croyants. Cette importance repose notamment sur la distinction de deux types de guidance : une guidance par la pensée (hedâyat-e fekri) au travers d’une révélation et d’un livre saint, et une guidance existentielle (hedâyat-e vujoudi), fondée sur un lien concret avec un homme parfait. [12] Le chiisme repose sur la pensée que la foi du croyant ne peut être seulement nourrie par un livre, mais qu’il lui faut également disposer d’une source vivante à laquelle il puisse s’abreuver et puiser des forces en permanence. En d’autres termes, pour renforcer et sanctifier non seulement la pensée, une personne est nécessaire, et non pas seulement un écrit ou des concepts, car sans une relation d’amour avec une âme parfaite qui guide et vivifie leur cœur, la foi de la majorité des hommes aura tendance à dépérir même s’ils ont les meilleures croyances du monde.
Dans ce sens, le Coran fait référence non seulement à l’existence de prophètes destinés à guider l’homme tout au long de l’histoire de l’humanité, mais évoque également, au travers du terme d’ “Imâm”, des personnes ayant acquis un haut degré de perfectionnement existentiel : “[Et rappelle-toi,] quand ton Seigneur eut éprouvé Abraham par certains commandements, et qu’il les eut accomplis, le Seigneur lui dit : “Je vais faire de toi un Imâm pour les gens”. – “Et parmi ma descendance” ? demanda-t-il. – “Mon engagement, dit Dieu, ne s’applique pas aux injustes”.” (2.124). Un verset du Coran fait également référence à la nécessité d’établir un lien d’affection avec la famille du Prophète : “Dis : “Je ne vous en demande point de rétribution, si ce n’est l’affection pour [ma] proche parenté.”.” (42:23). [13] Outre le fait d’avoir un modèle, ce verset évoque l’importance fondamentale de l’amour dans la religion car seul l’attachement profond à un être parfait permet la transfiguration de la personne en bénéficiant de ses effusions et en l’orientant de tout son être vers le but véridique de son existence. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la phrase de l’Imâm Sâdeq : “Qu’est-ce que la religion sinon l’amour ?” [14]
Dans le chiisme, les Quatorze Immaculés c’est-à-dire le prophète Mohammad, sa fille Fatima, et les Douze Imâms sont considérés comme étant les manifestations (mazhar) les plus parfaites des Noms de Dieu permettant à l’homme, qui est incapable de saisir directement son Créateur, de connaître la perfection à travers des personnes qui Le manifestent sous une forme humaine. Un verset fait dans ce sens référence à la volonté divine de purifier la famille du Prophète, de les rendre parfaits : “Dieu ne veut que vous débarrasser de toute souillure, ô Gens de la Maison [du Prophète], et vous purifier pleinement.” (33:33).
Ainsi, si le décès du prophète Mohammad marque la fin de la guidance extérieure sous la forme d’une révélation prophétique, cette dernière continue sous une forme ésotérique et intérieure à travers la présence des Imâms purifiés de tout péché [15]. De par leurs pensées et leurs actes (qui sont répertoriés dans des milliers de hadiths), ces derniers permettent la sauvegarde des croyances et de la Loi révélée ; en outre, et c’est un aspect essentiel, l’amour qu’ils suscitent dans le cœur des croyants permet également à la Révélation de rester vivante et présente dans la société. Dans ce sens, le monde n’est jamais vide d’un Argument (hojjat) de Dieu qui permet à cette guidance de se perpétuer au travers de cette présence et de cet amour orientant l’âme vers l’Aimé réel. [16] Outre leur rôle de modèles, les Imâms sont donc également des présences vivantes [17], même après leur mort, qui guident et éclairent les âmes des pèlerins qui s’adressent à eux. [18]
Les différents bénéfices de la ziyârat aux Imâms et à leurs descendants selon le chiisme
Selon le chiisme, l’obtention des perfections spirituelles n’est en aucun cas limitée aux Imâms (une telle limitation irait à l’encontre de la générosité divine absolue qui ne peut être réservée à une “classe” d’êtres particuliers) ; au contraire, tout homme est appelé, à la suite des Imâms, à devenir un “lieu-tenant” de Dieu sur terre, c’est-à-dire à être à son tour le lieu de manifestation des perfections divines. Nous touchons ici à une particularité centrale de la ziyârat dans le chiisme : tout pèlerin n’est pas seulement invité à recourir à l’intercession des Imâms pour le pardon de péchés, l’exaucement de prières… mais également à devenir aussi parfait que la personne à qui il s’adresse. Dans ce sens, la ziyârat lui rappelle à la fois sa faiblesse, le chemin qu’il reste à parcourir, mais aussi qui elle est, la perfection à laquelle elle est appelée.
La ziyârat repose donc sur la notion centrale de rappel (zhikr), présente dans de nombreux versets du Coran, et selon laquelle durant cette vie, l’homme ne doit jamais perdre de vue pourquoi il est venu sur cette terre, et qu’il la quittera un jour pour retourner vers son Dieu qui jugera ses actes. Dans ce sens, la distraction et l’oubli (ghaflat) sont considérés comme la source de tous les vices, qui détourne l’homme de sa propre vérité : “Et ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu ; [Dieu] leur a fait alors oublier leur propre personne.” (59:19). La ziyârat participe à ce rappel au quotidien, rappel que chaque homme est destiné à mourir, et rappel, au travers de la visite à un homme parfait, de ce à quoi il doit aspirer et s’efforcer d’atteindre. Elle l’arrache aux attachements chimériques de ce monde pour réorienter son cœur vers l’Objet véritable de tout amour.
En outre, la ziyârat permet la manifestation concrète d’un amour et d’une fidélité à des personnes parfaites et, au travers d’elles, à Dieu qu’elles manifestent. Or, tout amour se caractérise par un désir d’effacement dans l’être aimé : en renforçant cet amour, la ziyârat participe ainsi à l’affaiblissement de l’égoïsme et du “moi” qui sont les principaux obstacles à la Vérité, et permet de bénéficier des effusions d’un être parfait. [19] Cet amour et cet attachement peuvent notamment se manifester par le fait de pleurer en se remémorant les persécutions endurées par les Imâms de leur vivant pour défendre le message profond de l’islam. Ces pleurs permettent de se rapprocher d’eux et de manifester concrètement son attachement à leur cause : “dans de telles situations, l’homme ressent la proximité de la personne bien-aimée sur laquelle il pleure et s’associe à elle, à ses idées et à ses actes. Les pleurs expriment de l’amour, impliquant une sortie du cadre du “moi”.” [20] Pleurer participe donc la création d’un lien avec un homme parfait et à l’élévation de l’âme. La ziyârat donne donc une dimension présentielle et concrète à la foi ; elle s’identifie aux concepts d’attraction spirituelle (jazbeh) et d’amour (’eshq) ; elle permet de se rapprocher d’un Ami de Dieu et donc de Dieu, et de bénéficier de Son effusion. La prière de visitation de l’Imâm Hossein exprime clairement l’importance de l’amour aux Imâms pour se rapprocher de Dieu : “Ô Abû ’Abdallah, je me rapproche de Dieu, de Son Messager, du Prince des croyants, de Fatimah, d’al-Hassan et de toi, par mon amour/allégeance à toi, par mon désaveu de ceux qui t’ont combattu et t’ont déclaré la guerre et par mon désaveu de ceux qui ont bâti les fondements de l’injustice et de l’oppression à votre encontre.” [21] C’est pour cette raison que de nombreux hadiths recommandent de pleurer pour l’Imâm Hossein en tant que “Maître des martyrs” et archétype de l’homme parfait ayant tout sacrifié dans la voie de Dieu.
De nombreuses paroles rapportées du prophète Mohammad et des Imâms évoquent aussi que si elle est faite avec sincérité et de par la transformation intérieure qu’elle entraîne, la ziyârat permet l’exaucement des prières, le pardon des péchés, l’intercession des Imâms… Il est intéressant de voir que les Imâms avaient parfaitement conscience de l’importance de la visite aux sanctuaires comme lieu de pardon et de miséricorde. Ainsi, l’Imâm Hossein a dit à propos de Karbalâ, lieu où il fut enterré après son martyre : “Si je reste chez moi, par quoi seront éprouvés ces gens vils et abjects ? Et qui dormira dans ma tombe ? Cela alors que le jour où Dieu Très-Haut a étendu la terre, Il a choisi ce lieu pour moi et en a fait un refuge pour nos partisans (shi’atina) et ceux qui nous aiment, afin que leurs actes et leurs prières soient exaucés et que leurs invocations soient exaucées, et que nos chiites s’établissent dans ce lieu et soient en sécurité dans ce monde et dans l’Au-delà“. [22]
Les différents sanctuaires du chiisme et l’importance de la ziyârat à l’Imâm Hossein
Outre le tombeau du prophète Mohammad, les principaux lieux de ziyârat sont le cimetière de Baqi’ à Médine où sont enterrés les Imâms Hassan, Sajjâd, Bâqer et Sâdeq [23], les villes irakiennes de Najaf et Karbalâ abritant respectivement les sanctuaires de l’Imâm Ali et de l’Imâm Hossein, ainsi que Kâzemayn, lieu de sépulture des Imâms Javâd et Kâzem, et Samarra où reposent les Imâm Hâdi et ’Askari. Enfin, la ville de Mashhad abrite le sanctuaire de l’Imâm Rezâ, lieu de pèlerinage le plus important d’Iran et du monde musulmans en terme de nombre de pèlerins. [24] L’Iran contient également de nombreux sanctuaires d’enfants et descendants d’Imâms, dont les plus connus sont celui de Hazrat-e Ma’soumeh, sœur de l’Imâm Rezâ, à Qom, celui de Hazrat-e ’Abdol ’Azim à Rey ou encore celui de Shâh Tcherâgh à Shirâz.
Parmi ces différents lieux, la visite du sanctuaire de l’Imâm Hossein revêt une importance toute particulière [25], tout d’abord parce que l’Imâm Hossein représente le plus haut niveau de soumission à Dieu et est donc en soi un modèle pour tout croyant, mais aussi car Karbalâ fut le lieu de manifestation des plus hautes valeurs humaines d’amour, de sacrifice et de courage pour défendre le sens profond de l’islam dévoyé par les califes de l’époque. Effectuer une ziyârat à l’Imâm Hossein permet donc de manifester son amour à une personne, mais surtout et à travers elle son attachement concret à la défense de ces hautes valeurs divines. La remémoration du martyre et des conditions atroces dans lesquelles furent tués l’Imâm Hossein et sa famille permet aussi de revivifier des aspects sociaux de la foi comme la lutte contre l’oppression et la quête de la justice dans ce monde même. [26] De par sa dimension spirituelle et sociale, de très nombreuses paroles rapportées des Imâms insistent donc sur l’importance de la ziyârat à l’Imâm Hossein comme véritable source de vie transfigurant les cœurs et permettant de garder vivantes dans les sociétés actuelles les valeurs défendues par les Imâms.
Par conséquent, tout au long de l’histoire du chiisme, malgré les multiples persécutions des différents califes notamment omeyyades et abbassides qui punissaient parfois les pèlerins de mort ou d’amputation [27], son sanctuaire n’a pas désempli. Ces visites avaient à la fois une dimension spirituelle mais aussi politique d’opposition aux califes ayant usurpé un califat devant revenir aux Imâms et ayant vidé l’islam de son contenu spirituel. A ce titre, le sanctuaire de l’Imâm Hossein fut détruit à plusieurs reprises, notamment sous les califes abbassides Hâroun al-Rashid et Motawakil. Actuellement, les sanctuaires irakiens demeurent régulièrement la cible d’attentats anti-chiites. La visite de ces lieux dans des conditions très difficiles et parfois au prix de sacrifices participe à cette démonstration concrète de l’amour porté aux Imâms et joue un rôle de révélateur : celui qui aime vraiment n’est-il pas prêt à tout endurer pour voir l’Aimé ?
Notes:
[1] Cela permet également de distinguer la ziyârat du pèlerinage dans d’autres traditions religieuses, qui revêt des significations parfois très différentes.
[2] Les chiites duodécimains dont il est question dans cet article croient en l’existence de douze Imâms dont le dernier, l’Imâm Mahdi ou l’Imâm du Temps, est toujours vivant mais vit en occultation. Cependant, sur les onze Imâms enterrés, seuls sept d’entre eux ont un sanctuaire. Ainsi, les Imâms Hassan, Sajjâd, Bâqer et Sâdeq sont enterrés à Médine au cimetière de Baqi’, cependant, du fait du rejet du chiisme de la part des wahhabites, ils n’ont même pas de tombes définies.
[3] Corbin, Henry, En islam iranien, Tome 4, Gallimard, 1972, p. 457.
[4] Mostradrak al-Wasâ’il, Vol. 10, p. 380.
[5] Al-Kâfi, Vol. 3, p. 230.
[6] Nous pouvons notamment citer ce hadith de l’Imâm ‘Ali à ce propos : “Rendez visite à vos morts car ils se réjouissent de vos visites. Invoquez vos demandes auprès de la tombe de votre père ou de votre mère après avoir fait des invocations pour eux.“ Al-Khissâl, 618/10 ou encore ce hadith extrait du recueil Bihâr al-Anwâr : “Alors qu’il passait à proximité de tombes, l’Imâm ‘Ali a dit : Que le salut soit sur vous, ô gens du cimetière ! Vous êtes nos prédécesseurs et nous sommes vos successeurs, et nous vous rejoindrons par la volonté de Dieu. Pour ce qui est de vos maisons, elles ont été habitées. Concernant vos épouses, elles ont été épousées. Quant à votre argent, il a été partagé. Ce sont nos nouvelles, quelles sont les vôtres ? Et il dit : S’ils avaient le pouvoir de parler, ils diraient : “Nous avons trouvé que la piété était la meilleure des provisions“.” Bihâr al-Anwâr, 102/296/6 – 78/71/35. Ce hadith évoque une dimension importante de la visite aux tombes comme rappel de la mort et incitation à œuvrer de la meilleure façon possible dans la vie de ce monde.
[7] Hassan fils de ’Ali, qui deviendra le deuxième Imâm des chiites.
[8] “‘Ilal ash-Sharâ‘i, 460/5.
[9] ‘Uyûn Akhbâr ar-Ridhâ, 2/258/16 – 2/255/2.
[10] Cf. verset cité plus haut : Ô homme ! Toi qui t’efforces vers ton Seigneur sans relâche, tu Le rencontreras alors.” (84:6).
[11] Voir notamment les versets 2:34 et 7:11.
[12] Pour une étude plus détaillée à ce sujet, voir Ghaffâri, Hossein, “Falsafeh-ye ’erfân-e shi’eh” (Philosophie de la gnose chiite), introduction de l’ouvrage Ayyat-ol-Haqq (Le signe de la Vérité), Editions Hekmat, 1383 (2004), pp. 7-127.
[13] D’autres versets du Coran viennent compléter ce verset, notamment le verset 34 de la sourate Sabâ’ : “Dis : “Ce que je vous demande comme rétribution, c’est pour vous-mêmes. Car ma rétribution n’incombe qu’à Dieu. Il est Témoin de toute chose”” qui permet de lever l’ambigüité selon laquelle l’amour de ses proches pourrait avoir été demandé par le Prophète pour son propre intérêt, ce verset évoquant clairement que le bénéfice de cet amour revient au croyant. En outre, selon le verset 25 de la sourate Al-Forqân (Le discernement), l’amour pour les Gens de la Maison et la famille du Prophète est une voie qui mène à Dieu : “Dis : Je ne vous en demande aucune rétribution pour cela, si ne n’est que celui qui veut prenne le chemin vers son Seigneur“.
[14] “Wa hal al-din illâ al-hobb ?“, Tafsir al-‘Ayâshi, 1/168/28.
[15] C’est dans ce sens que les Imâms sont également appelés “Immaculés”.
[16] En effet, de par Sa sagesse, Dieu ne peut laisser le monde dépourvu d’un guide ne serait-ce qu’un instant, afin qu’au Jour du Jugement, aucun peuple ne puisse prétendre n’avoir pas été averti. De nombreux hadiths évoquent cette réalité, ainsi que le fait que sans Argument (hojjat) de Dieu, la terre disparaîtrait avec l’ensemble de ses habitants. Voir à ce sujet Usoul al-Kâfi de Kolayni, vol. 1, p. 179, propos 10.
[17] Ce verset coranique fait ainsi référence au fait que les personnes tuées dans la voie de Dieu ne sont pas mortes, mais bien vivantes : “Ne pense pas que ceux qui ont été tués dans le sentier de Dieu soient morts. Au contraire, ils sont vivants, auprès de leur Seigneur, bien pourvus” (3:169).
[18] Il y a ainsi des traditions (revâyat) qui disent que la ziyârat du Prophète ou de l’ l’Imam Hossein est comme la ziyârat de Dieu dans Son Trône (‘arsh). Selon la même logique, toute personne qui rend visite aux amis ou à la tombe des amis des Imâms est comme s’il leur avait rendu directement visite.
[19] A propos de l’importance de l’amour pour les Gens de la Maison du Prophète, voir “La 8e nuit – L’Amour d’Ahl al-Beit (p)” in Sourani, Leila, Le martyre de l’Imam Hossein (p), La tragédie de Karbalâ’, 13 nuits de commémoration, Editions BAA, 2007 (2e édition), pp. 165-175.
[20] Sourani, Leila, Le martyre de l’Imam Hossein (p), La tragédie de Karbalâ’, 13 nuits de commémoration, Editions BAA, 2007 (2e édition), p. 18. Pour plus de détails à ce sujet, voir le très intéressant chapitre consacré à la philosophie des pleurs, pp. 13-22.
[21] Il s’agit de la ziyârat de l’Imâm Hossein le jour de ’Ashourâ, Sheikh Abbâs Qommi, Mafâtih al-Jinân (Les clés du Paradis), traduction de Leila Sourani, Editions BAA, 2008, pp. 1436-1437. Nous trouvons ici deux aspects importants du rapport à l’Imâm : non seulement l’amour envers lui et ses disciples (tavalli), mais aussi, comme conséquence logique, le désaveu de leurs ennemis (tabarri), qui est une condition essentielle et un signe ultime prouvant la sincérité et la complétude de l’amour.
[22] Seyyed ibn Tâvous, Lohouf, traduction persane de ’Alirezâ Rejâli Tehrâni, Editions Nobough, pp. 94-95.
[23] Fatima, la fille du Prophète et épouse de ’Ali y est également enterrée, mais le lieu de sa sépulture est resté secret. Il faut également souligner que du fait du rejet des wahhabites, courant majoritaire en Arabie Saoudite, des ziyârat aux Imâms qu’ils considèrent comme étant de l’associationnisme, aucun sanctuaire ni même tombe définie n’existe actuellement au sein de ce cimetière, qui se compose avant tout de terre battue et de quelques pierres, et que les chiites ne peuvent visiter que difficilement et sous la pression des autorités.
[24] La ville de Mashhad reçoit environ 20 millions de pèlerins par an.
[25] Si tous les Imâms du chiisme (sauf l’Imâm du Temps qui est vivant mais vit en occultation) sont morts en martyrs, le martyre de l’Imâm Hossein se distingue des autres de par sa dimension à la fois épique et profondément spirituelle, révélant à la foi la grandeur et la sincérité de l’Imâm et de sa famille, et la corruption ultime du calife de l’époque n’ayant pas hésité à tuer le petit-fils du prophète Mohammad (ainsi que de nombreux autres membres de sa famille).
[26] Cette dimension sociale est également présente dans les prières de visitation à l’Imâm Hossein, qui évoquent les crimes commis contre les descendants du prophète Mohammad et maudissent les assassins ainsi que tous ceux qui ont approuvé de tels actes, dans le passé, le présent et le futur. Elles invitent donc à résister à l’oppression de toute époque et à s’efforcer d’établir une société basée sur la justice à toute époque.
[27] Sous le calife abbaside Motawakkil, l’une des conditions de la visite du sanctuaire de l’Imâm Hossein à Karbalâ était d’accepter d’être amputé d’un bras avant de pouvoir y pénétrer.