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Les Noces Mystiques de Constantinople :
Réflexion sur la notion de mawaddah dans le Coran et la rencontre des traditions chrétienne et shî’ite
Francisco José Luis
Le Coran a envers les chrétiens une attitude qui oscille entre un franc désaccord en ce qui concerne certains points de doctrine chrétienne d’une part et une attitude de tendre amitié d’autre part. Notre propos n’est pas de couvrir les relations entre la chrétienté et l’islam à travers les âges ; cela dépasserait le propos de cet article d’une part et ne serait qu’une récapitulation d’autres études à ce sujet. Ce qui frappe cependant dans l’étude de ces rapports c’est que la littérature à ce sujet prend le sunnisme comme référence et ignore presque totalement l’islam shî’ite. Encore récemment le pape Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne [1] avait fait référence au théologien Zâhiri Ibn Hazm sur le fait que ce dernier affirmait que Dieu était au-dessus de la raison et qu’il n’avait pas obligation de s’en tenir à sa propre parole. Cette remarque avait été faite dans le contexte d’une discussion sur les relations entre la foi et la raison. Aucune référence n’a été faite à l’islam shî’ite qui a pourtant une riche tradition de réflexion à ce sujet. Cet oubli tient très probablement dans le fait que Benoît XVI base la plupart de ses positions en ce qui concerne l’islam sur les travaux de Adel Theodor Khoury, théologien maronite, spécialiste du dialogue entre l’islam et le christianisme et qui dans ses travaux ne fait presque exclusivement référence qu’au sunnisme. S’il est vrai que ses travaux ont été un élément important pour l’élaboration du dialogue entre le Saint Siège et l’islam, on ne peut que déplorer l’absence de l’islam shî’ite de ces discussions pour deux raisons. La première est que le renouveau shî’ite au Moyen Orient depuis la formation du mouvement Amal par l’Imam Mussâ al-Sadr au Liban, la révolution islamique de 1979, la position de l’Iran comme superpuissance régionale et le nombre grandissant de conversions à l’islam shî’ite dans les autres pays musulmans justifie amplement que l’on prenne en compte sérieusement l’islam shî’ite dans l’élaboration du dialogue entre le christianisme et le monde musulman. La deuxième raison est que l’islam shî’ite que ce soit l’ismaélisme ou l’imâmisme, a une riche tradition du dialogue respectueux avec le monde chrétien tant au niveau des débats philosophiques et théologiques qu’au niveau de l’interculturalité visible encore de nos jours dans le rapport entre les deux communautés et les échanges au niveau de la religion populaire. L’apport de l’islam shî’ite dans la question du dialogue entre le christianisme et le monde musulman est susceptible d’être des plus prometteurs dans la recherche de solutions, si toutefois il est pris en compte sérieusement.
Si on se réfère à la tradition shî’ite en ce qui concerne les rapports les Ahl-e Bayt avec les chrétiens, on notera qu’ils étaient à bien des égards emplis de mawaddah. L’Imam ’Ali par exemple insistait auprès de ses gouverneurs que les chrétiens soient traités avec justice et équité et que leurs droits ne soient pas bafoués. [2] On le voit s’assurer lui-même que les chrétiens âgés reçoivent leur retraite du trésor public et que les églises soient respectées. De nombreux hadiths au sujet de Jésus et de Marie qui méritent une attention particulière témoignent également de cette mawaddah. Quand les Imams débattaient avec des prêtres et moines chrétiens, ce fut toujours dans le plus grand respect. D’ailleurs le terme mu’minûn dans le verset 5 : 82 désigne les shî’ites dans les traditions des Imams et non pas l’ensemble des musulmans. Le mu’min est le musulman qui s’est non seulement soumis à la dimension exotérique du message divin mais a également prêté allégeance aux Imams successeurs du Prophète. D’autre part, de nombreux chrétiens ont manifesté et manifestent encore un amour et une tendresse particulière pour les Ahl-e Bayt surtout pendant les commémorations de l’Ashoura. De nos jours encore, des chrétiens comme le fameux écrivain libanais George Jordac témoignent de cette mawaddah. Son livre La Voix de la Justice qui est une biographie de l’Imam ’Ali, ses poèmes dédiés aux Ahl-e Bayt mais surtout le torrent de larmes qui coulent de ses yeux le jour du martyr de Fâtimah en sont autant d’exemples. N’oublions d’ailleurs pas qu’en 1974, l’archevêque grec catholique Grégoire Haddad avait cofondé avec Seyyed Mussâ al-Sadr le Mouvement des Déshérités (Harakat al-Mahrûmin), un mouvement social destiné à aider les pauvres du Liban quelque soit leur appartenance religieuse. La mawaddah entre les deux communautés ne prend de sens que si elle apporte également avec elle la justice sociale. Du Liban encore je citerai les deux histoires suivantes qui m’ont été rapportées. La première raconte comment le Sayyid Musâ al-Sadr en visite dans une ville du sud du Liban voulait déguster une glace et voulut s’arrêter pour en commander chez un glacier. Les gens qui l’accompagnaient lui firent remarquer que le glacier en question était un chrétien et voulaient l’empêcher de s’y rendre. Il ignora ces remarques bigotes, s’assit à la terrasse du glacier et dégusta sa glace. Depuis ce jour, les shî’ites de la région, ayant compris la leçon qui leur avait été donnée, vont régulièrement chez ce glacier. La deuxième histoire m’a été racontée par le fils d’un membre éminent du clergé shî’ite en visite au Liban. Il se trouvait avec son père dans une librairie quand ils virent une jeune dame chrétienne habillée à l’occidentale qui demanda des livres sur l’Imam ’Ali. Etonné de cela, le père de mon ami de demander à la jeune dame pourquoi elle cherchait ces livres, ce à quoi elle lui répondit : « Mais voyons monsieur, l’Imam ’Ali est le plus grand sage de l’Orient ! ».
La scène du mariage de la princesse Narkès et de l’Imam Hassan al-’Askari est à elle-seule l’illustration des trois usages du mot mawaddah dans le Coran. Il y tout d’abord le mariage en soi qui illustre le verset 30 : 21 et qui place la notion de mariage à un niveau autre que le simple contexte légal. On notera d’ailleurs que le titre de la trentième sourate dont est tiré le verset du mariage s’intitule ar-Rûm (les Romains) et fait référence à l’empire byzantin. Il y a dans ce mariage qui se déroule dans le monde imaginal une profonde dimension mystique qui rejoint la notion de la connaissance mutuelle des âmes dans la préexistence et de leur destin commun dans le monde sensible. [3]
Outre cette dimension de mariage, il y a également celle de l’amour pour les Ahl-e Bayt mentionné dans le verset 42 : 23. Narkès non seulement pleure de joie en étant initiée par Fâtimah en personne dans la voie des Ahl-e Bayt, mais elle se marie également avec celui dont le nom (Hassan) signifie « l’idée de beauté et bonté en soi ». [4] Comme nous l’avons vu l’action bonne et belle (hasana) est l’amour envers les Ahl-e Bayt. Finalement, la scène est également une illustration de la mawaddah entre les croyants et les chrétiens mentionnée dans le verset 5 : 82 et manifestée par l’étreinte entre Jésus et Mohammad. En prenant la notion de mawaddah comme angle de lecture de cette scène, on se rend très vite compte de l’ampleur de la vision du monde qu’elle présente. Située dans le monde imaginal elle n’est pas le reflet de nos volontés humaines imparfaites, mais bel et bien une vision des réalités divines qui transcendent les imperfections de l’histoire humaine.
Cette réalité c’est cet amour mutuel, cette mawaddah, qui se traduit dans l’homologie de cette vision. En effet, nous avons des deux côtés les aspects exotériques et ésotériques des deux traditions, l’exotérique étant représenté par Jésus et Mohammad et l’ésotérique par Simon Pierre et ’Ali. L’aspect ésotérique est encore renforcé dans la vision suivante où Marie et Fâtimah initient Narkès à l’islam shî’ite. Il ne s’agit donc pas simplement du passage d’un exotérisme à un autre, d’une communauté à une autre mais également d’un passage de l’exotérique vers l’ésotérique. Le rôle du féminin divin manifesté par Marie et Fâtimah comme hojjat de la religion ésotérique trouve ici un contexte où les deux manifestations sont présentes en même temps. [5]
Le fait que les deux prophètes viennent accompagnés de leur wasî ou successeur nous permet de mettre en évidence la notion de tradition. Bien trop souvent l’usage de ce terme de nos jours se réduit à qualifier un ensemble de coutumes situées dans le passé ou dans l’idée de patrimoine ou de folklore. La tradition c’est tout d’abord la transmission, la relation initiant-initié et l’idée de succession. Or ce qui frappe ici est la rencontre de deux traditions qui ont des doctrines fort similaires en ce qui concerne la succession au prophète fondateur. En effet dans la tradition shî’ite la succession du Prophète et des Imams qui le suivent n’est pas le résultat d’un souhait du Prophète ou Imam mais de la désignation divine (nass). C’est donc Dieu qui désigne le successeur du Prophète et de ses Imams et ces derniers, quand ils annoncent qui leur succèdera ne font que confirmer la désignation divine. Ainsi, quand le Prophète déclare à Ghadir Khumm que l’Imam ’Ali est son successeur, il n’exprime pas là un souhait personnel car il « ne tient pas langage de passion » (Coran 53 : 3) mais confirme et annonce ce que Dieu seul a décidé. Cette même notion de désignation divine est le fondement de la succession de Simon Pierre. Quand Jésus demande « Au dire des gens, qu’est le Fils de l’homme » à ses disciples et que Simon Pierre lui répond « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant », Jésus énonce les notions de désignation divine et de succession-tradition dans sa réponse : “Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux. Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les Portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle.” (Mat 16 :17-8)
Quand Jésus annonce que Simon est la pierre sur laquelle il bâtira son église, il ne le fait pas par souhait personnel mais parce que Simon a été instruit par le Père dans les cieux qui a fait de lui le réceptacle des connaissances spirituelles cachées aux autres disciples. Cette donnée est d’une importance capitale puisqu’elle met en évidence le fait que ce sont deux traditions, deux lignées spirituelles qui se rencontrent. En mettant en évidence ceci nous comprenons alors toute la portée du message de ces noces mystiques de Constantinople de nos jours pour le dialogue entre l’islam et le christianisme. En commentant cette vision Henry Corbin écrit : “L’imagination se plaît ici à reconstituer la scène grandiose, se déroulant dans le temple de Sainte-Sophie, à Constantinople. Le sentiment shî’ite qui s’exprime dans ce songe est le même qui inspirait à un grand théosophe ismaélien du Xème siècle, Abû Ya’qub Sejestânî, de reconnaître dans le signe de la croix chrétienne et dans l’énoncé islamique de l’attestation de l’Unique, la même signification et la même structure. Parce qu’ils vont jusqu’aux profondeurs cachées, seuls les ésotéristes semblent à même de professer cet œcuménisme vrai. S’il se remémore les conditions qui ont prévalu au cours des siècles de l’histoire extérieure, le chercheur en sciences religieuses verra peut-être dans ce songe un signe aussi bouleversant que put l’être pour Frère Marcus, dans le poème de Goethe cité ici plus loin, la vision de l’emblème inconnu : les roses entrelacées à la Croix.” [6]
Henry Corbin a mis le doigt sur une dimension fondamentale de la rencontre de deux traditions, celle du lieu de cette rencontre. S’il est vrai que la basilique Sainte Sophie n’est pas mentionnée dans le récit hagiographique, il n’en demeure pas moins que l’observation de Henry Corbin est tout à fait pertinente car elle concerne le contexte de la rencontre. Ce contexte c’est la tradition théosophique et sophianique des deux traditions manifestées en la personne de la Sophia, la sagesse divine. La rencontre des traditions ne peut se faire au niveau exotérique du dogme et de la pratique religieuse à moins de tomber dans la monstruosité spirituelle qu’est le syncrétisme ou le relativisme. Les traditions ont dans leurs différences respectives des trésors de richesse spirituelle qui ne sauraient être mis en danger par une dilution des dogmes ou des rites. S’il est vrai que la religion populaire offre un lieu d’échange où les croyants des différentes traditions peuvent se rencontrer, il ne s’agit jamais vraiment de syncrétisme. C’est au niveau de la mystique et de la théosophie que cette rencontre prend tout son sens. Comme nous l’avons noté les deux niveaux du religieux, l’exotérique et l’ésotérique, sont présents dans cette vision mais si nous prenons en compte la remarque de Henry Corbin c’est Sophia qui permet, par sa lumière, une exégèse spirituelle commune qui tout en respectant l’exotérique et les différences qui lui sont propres, d’établir cette relation de mawaddah entre les deux grandes traditions religieuses. La mawaddah comme relation d’amour tournée vers l’Autre est la base d’une théologie du regard d’amour. Par le regard d’amour le regardant communique non seulement son amour mais fait réaliser au regardé ses propres trésors. Le regard du gnostique shî’ite sur les Evangiles peut permettre de mettre en évidence pour le chrétien des trésors spirituels cachés qui peuvent être une source d’enrichissement spirituel sans passer par le relativisme, le syncrétisme ou un ésotérisme hybride dénudé de l’exotérique. C’est justement dans ce respect de la différence de l’autre que cette mawaddah prend tout son sens. Le théologien orthodoxe Jean-Yves Leloup qualifierait cette attitude par le titre d’un des ses ouvrages L’Enracinement et l’Ouverture [7]. Ce n’est qu’en étant profondément enraciné soi-même dans sa propre tradition spirituelle que l’on peut véritablement être ouvert aux autres dans une relation d’amour. Ibn ’Arabi et Sohrawardi ont été des exemples de cette attitude dans leur regard sur les Evangiles. ’Abd al-Razzâq al-Qâshâni et ses pages dédiées au christianisme dans son fameux commentaire du Coran sont un autre exemple de ce genre d’attitude. [8] On pourra également citer, outre Abû Ya’qoub Sejestâni pour l’ismaélisme, des spirituels shî’ites comme Haydar ’Amoli, Qotboddin Ashkevari, Ja’far Kashfi et enfin ’Allâmeh Mohammad Hossein Tabâtabâ’i qui commenta l’Evangile de St Jean. D’autre part il ne manque pas de chrétiens qui aient ce type d’attitude. Des penseurs comme Vladimir Solovyov et Louis Massignon entre autres ont par le passé été des pionniers de l’ouverture du christianisme vers l’islam. L’esprit de Vatican II et les déclarations du nouveau catéchisme de l’église catholique sur l’islam font également preuve de cette capacité d’ouverture sur l’autre sans pourtant renier ses propres racines. Un ouvrage récent intitulé Paths to the Heart : Sufism and the Christian East [9] dans lequel ont collaboré des penseurs musulmans et chrétiens orthodoxes, a permis la rencontre des traditions spirituelles de l’islam avec la tradition hesychaste du christianisme orthodoxe. Sophia fait également référence à cet héritage grec commun que se partagent les deux traditions et qu’on a trop tendance de part et d’autre à vouloir monopoliser. C’est également cet héritage commun de la philosophie grecque qui est susceptible de rapprocher les deux traditions. Finalement, Marie et Fâtimah comme manifestations de Sophia dans leur rôle d’initiatrices de Narkès nous rappellent le rôle que peut jouer la dévotion mariale dans le rapprochement entre les deux traditions. Le dialogue entre l’islam et le christianisme ne peut se produire en dehors de la notion de tradition. Il est impératif de mettre l’accent sur cette notion à une époque où le wahhabisme saoudien et le protestantisme évangéliste américain, tous deux des parodies infâmes de la religion nées en dehors de la tradition, polluent le monde avec leur torrent de haine aveugle basée sur le culte de l’ignorance anti-intellectuelle et la notion de sola scriptura qui permet les lectures les plus folles et démoniaques des textes sacrés. Ces deux courants sont avec les forces politiques qui les soutiennent une menace et pour les traditions chrétienne et shî’ite et pour la paix. Dans ce contexte l’alliance des traditions dans un ralliement des cœurs (ta’lif ul-qulûb Qoran 9 : 60) n’est pas un luxe mais une nécessité.
Cette vision des noces de la princesse Narkès et de l’Imam Hassan al-‘Askari sont un phare qui peut guider les deux traditions vers une attitude de mawaddah dans laquelle, comme l’indique le verset 30 : 21, elles peuvent trouver la paix. Mais un rappel s’impose. Pour la tradition shî’ite c’est l’Imam Mahdi, le fils de Narkès et de l’Imam al-’Askari qui pourra opérer totalement cette réconciliation. Les spirituels shî’ites voient en lui la Paraclet annoncé dans l’Evangile de St Jean [10] et le Saoshyant, le sauveur final de la tradition mazdéenne. C’est lui en effet qui lors de sa parousie en compagnie de Jésus « jugera parmi les fidèles de la Torah par la Torah, parmi les fidèles des Evangiles selon l’Evangile (…) et parmi les fidèles du Coran selon le Coran » et révèlera « le sens caché des Livres célestes ». [11] Jusqu’à la venue de l’Imam toute tentative de rapprochement si louable soit-elle ne peut demeurer qu’un « témoin, reconnu par un petit nombre, bafoué par tous les autres, et ne progressant que dans la nuit des symboles ». [12] A une heure où des intérêts politiques cyniques n’ont de cesse de promouvoir l’ignorance de l’autre et le conflit en dépit des efforts réels de dialogue entre les deux traditions, il est temps qu’elles s’allient contre cet ennemi commun comme témoins du Paraclet et pour la paix de Dieu.
Notes:
[1] Pour le texte original et complet voir http://www.vatican.va
[2] Voir Jordac 1970.
[3] Nous aborderons cet aspect plus en détail dans la seconde partie de cet article.
[4] Voir Gloton 2002 :332.
[5] Voir Luis 2008.
[6] Corbin 1972 IV : 313-4.
[7] Voir Leloup 1995.
[8] Voir Lory 1980.
[9] Voir Cutsinger 2002.
[10] Voir Jean 14 : 16,14 : 26, 15 : 26 et 16 : 7.
[11] Voir Amir-Moezzi 1992 : 290-1.
[12] Voir Corbin 2008 : 147.