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En quoi la philosophie peut-elle nous aider ?
La relation et le niveau d’influence de la philosophie sur les questions quotidiennes peuvent être illustrés par quelques exemples. Afin de rendre le sujet plus palpable, nous commencerons par la question de la souffrance.
La question de la souffrance est la plus tangible et la plus familière des questions. Elle est toutefois l’une des questions philosophiques parmi celles qui sont le plus dignes d’étonnement et de perplexité. Effectivement, rares sont ceux qui au sein de leur vie ne se sont pas efforcés parfois de trouver une explication rationnelle à la destinée terrestre de l’être humain. La philosophie et la religion sont très proches l’une de l’autre à ce sujet. Le débat à propos de cette question est bien tracé dans le Livre d’Ayûb (as), l’un des plus anciens écrits portant sur la pensée rationnelle. Voici comment cette question apparaît à Ayûb (as) : si ce sont la puissance et la miséricorde absolues de Dieu qui dirigent le monde, comme l’ont enseigné les prophètes hébreux, pourquoi Dieu permet-il la malfaisance ? Et plus spécialement, pourquoi la plus grande partie des bienfaisants sont-ils dans la peine, tandis que les personnes malfaisantes sont heureuses dans leurs entreprises ? Est-il possible que la foi en l’absolue puissance divine qui gouverne toute chose avec la sagesse de la maturité soit en réalité insensée et constitue un motif de tromperie ? La pensée hébraïque est de manière générale concrète et disposée au réalisme. Nous trouvons que dans ce livre, la question de la souffrance est traitée de manière spéciale, c’est-à-dire qu’Ayûb (as), qui est plus juste que les autres ainsi que bienfaisant, digne de confiance et craignant Dieu, se trouve soudain frappé par le malheur, perdant sa fortune et sa famille. Bref, il supporte jour après jour ces épreuves, sans espoir de soulagement ni de repos, alors que son corps est affligé et plongé dans le supplice et la torture. Tous les principes de la calamité ont envahi sa condition.
Ses amis viennent lui rendre visite et le consolent autant qu’ils le peuvent. Ils lui disent : « L’être humain naît pour la souffrance, aussi sûr que les étincelles s’envolent. » Ou, comme le dit Schopenhauer à l’époque moderne : « Vivre c’est souffrir. » Pourtant, Ayûb (as) se demande pourquoi un destin à ce point sinistre lui a été réservé. Qu’a-t-il fait pour mériter cela ? Pourquoi Dieu, par bonté, ne lui en dévoile-t-il pas la raison ? Les amis argumentent avec lui avec habileté et éloquence. Mais au regard d’Ayûb (as), ce sont de tristes consolateurs qui lui cachent la réalité au moyen de vaines paroles et de discours insignifiants. Quelle est l’utilité de la puissance absolue de Dieu, refuge de l’être humain et gouverneur du monde entier, dès lors qu’elle annonce des réalités contraires à la chance ? L’être humain ne peut qu’observer des contradictions apparentes. Les fourbes, les traîtres et les hypocrites s’octroient des fortunes et suscitent le respect des gens, tandis qu’Ayûb (as), qui n’a fait de mal à personne et s’est toujours efforcé d’être bienfaisant et de craindre Dieu, se voit maintenant plongé dans le tourment et la souffrance, suscitant la raillerie et l’anathème des gens. Quel est le sens de tout cela ? Il poursuit cette façon de raisonner, impressionnante et puissante.
Survient alors le dénouement qui prend une forme dramatique et stupéfiante. Dieu apparaît à Ayûb (as) au sortir d’une tornade et lui révèle combien la perception que l’être humain a du monde est limitée. Pour cela, il fait défiler devant les yeux d’Ayûb (as) tous les prodiges, toutes les complexités, toute l’ampleur de la création, et blâme Ayûb (as) d’avoir eu pour pensée que l’esprit humain puisse juger un plan aussi immense. En fin de compte, Ayûb (as) se montre satisfait et atteste qu’il a été vite enclin à la peine et à l’inattention, alors Dieu lui rend la santé, ainsi que sa fortune, avec de nouveaux intérêts.
Pour ceux qui exigent une explication de la souffrance et de la malfaisance dans la langue de la philosophie, il se peut que la conclusion du débat au sujet d’Ayûb (as) paraisse faible et incomplète. Toutefois, cette même conclusion – dont l’argumentation ne parvient pas à résoudre la question, les êtres humains doivent être contents de posséder la foi – constitue en soi une philosophie. A cette argumentation, il est possible que, suite à de nombreuses recherches et avec beaucoup de persévérance, la raison se contente d’admettre que la voie du raisonnement ne conduit nulle part, ce qui en toute certitude est d’une utilité profonde. Une foi capable d’exprimer une telle chose n’est aveugle en aucune façon, elle tire au contraire sa substance de la réflexion et du raisonnement. Une telle foi, une telle philosophie peut résister aux doutes légers ou aux scepticismes philosophiques.
- B) La vie a-t-elle de la valeur ?
Même ceux qui se limitent et s’enferment dans les attachements artificiels de la vie traditionnelle doivent parfois hésiter un instant et se demander si l’ensemble des efforts et des activités ardues ont de la valeur et en valent réellement la peine. A la fin, à quoi cela vient-il s’ajouter ? Quel est le but de tout cela ? Afin de donner forme à ce type de raisonnement philosophique suscité par la réflexion, nous revenons une nouvelle fois à une théorie hébraïque exposée à ce sujet dans le Livre de la communauté (2) . Selon les traditions, Solaymân (3) (as) en est l’auteur, soit un roi particulièrement savant et riche qui, tout au long de sa vie, réunit pour les créatures le savoir dont il est capable et qu’il a acquis par l’expérience. Toutefois, le premier abrégé de sa déduction est sombre et affligeant : « Vanité des vanités, tout est vanité. » Il apparaît que toute chose dans le monde est soumise à des lois précises ainsi qu’aux nécessités de la nature. Il n’est rien de nouveau sous le soleil, hormis le cycle sans fin de la naissance, de la croissance et de la mort. Qu’est-ce que l’être humain peut réellement faire de plus ? Quel changement peut-il susciter au sein de l’organisation globale des choses ? Les êtres humains connaissent l’espoir, la crainte, l’enthousiasme et le rêve, cependant le monde avance inexorablement. Ainsi, l’auteur se livre manifestement au destin et regarde toute chose en pessimiste. Pour ceux qui vivent à l’époque actuelle, à l’époque de l’atome, ce sentiment de privation se manifeste d’une manière spéciale. Que poursuivent les êtres humains au cours de leur vie ? Le plaisir ? Celui-ci ne peut néanmoins pas toujours donner une satisfaction assurée, car il n’est pas du ressort de l’être humain de le commander ni de le garantir. L’amour de la femme ? Il s’agit d’un piège dont le fruit est la désillusion. « Je parviens à trouver un homme sur mille, mais je ne parviens pas à trouver une femme parmi l’ensemble d’entre elles. » (4) Solaymân (as) a le courage d’écrire cela à partir d’une expérience de première main. La quête de la connaissance ? Pourtant, celui qui ajoute à sa connaissance ajoute à sa souffrance morale. En fin de compte, rien n’apparaît comme véritablement important, car le destin est le même pour tous, pour le savant et l’ignorant, le pauvre et le roi. Le même destin attend l’être humain et l’animal. Tous proviennent de la poussière et retournent à la poussière. « Aucune action, aucune aptitude, aucune connaissance, aucune sagesse, rien de tout cela ne va dans la tombe. » Cette sombre et triste pensée est fréquemment sujette à réflexions en philosophie et en poésie. James Shirley écrit au dix-septième siècle : « La gloire de la race et notre pays sont des égides, or il ne s’agit pas de choses réelles se heurtant à une cuirasse. La mort étend sa main froide y compris sur les rois, et le sceptre de la royauté rejoint la faux et la pelle du pauvre, tout va à la poussière. »
Cependant, la sagesse de Solaymân (as) se poursuit ainsi : en dépit de ces sombres pensées, il conclue qu’il existe un principe permettant de vivre son existence avec une foi solide. Il s’agit peut-être de la seule sagesse pratique de la raison commune, de l’usage commun. L’être humain doit accepter avec enjouement les conditions de son existence et non s’en trouver las et découragé ; il doit accueillir ce qui se présente, accomplir ce qu’il est en mesure d’accomplir, profiter des joies et des plaisirs qui s’offrent sur son chemin et se saisir des meilleures opportunités. De même, la foi est l’objet d’attention : « Voici la conclusion, la fin, que tout le monde ouvre ses oreilles ; craignez Dieu, mettez en œuvre ses commandements, car l’homme n’est pas parfait. »
- C) Quel rapport entretiennent la raison et la foi ?
Il est possible que les sages hébreux passent pour des peureux. Ils n’ont pas une confiance totale en la puissance de la raison s’agissant de répondre aux questions que l’être humain se pose à propos de la vie et de sa destinée, et reviennent finalement à la foi religieuse. Cependant, les philosophes grecs, comme cela sera montré dans le chapitre suivant, font état d’efforts plus complets et s’attachent à résoudre ces questions au moyen d’une profonde analyse logique. Si la civilisation occidentale doit son héritage spirituel aux Evangiles, elle est redevable aux Grecs pour son penchant terrestre et spéculatif.
Il est vrai que l’on rencontre parfois dans la philosophie des Grecs une jonction remarquable avec la religion, et en particulier avec la foi chrétienne, comme cela apparaît dans la philosophie de Platon. Or, parfois la raison fait référence à une philosophie purement matérialiste et agnostique (comme ce que nous voyons chez les Epicuriens). « Mange, bois et baise, car tous mourront. » La pensée stoïcienne garde à l’esprit un point plus sérieux, toutefois, il s’y manifeste le plus souvent une maîtrise de soi négative. En ce sens, Marcus Aurelius, l’empereur et philosophe romain, écrit ceci : « Coupe les attachements de la vie et sache qu’ils sont éphémères et sans valeur ; hier tu étais ainsi, demain tu seras pourriture ou poignée de poussière. » La célébrité également n’est rien de plus qu’une illusion, le nom et la réputation flottent dans la vacuité et l’absence de réalité.
- D) Le besoin de foi existe-t-il ?
En résumé, il est clair que le dessein des philosophes (qui représente le but inévitable de tout penseur) est toujours d’aboutir à la découverte d’une foi avec laquelle on peut vivre. Personne ne peut fuir les contradictions et les renversements de son destin. Le sort défavorable, la privation cruelle, la survenue du malheur, la guerre, la révolution… toutes ces choses rappellent aux êtres humains combien la destinée des créatures mortelles est inconstante, incertaine et étourdissante. En de tels moments, l’être humain se trouve dans l’espoir d’une explication, d’un éclaircissement, il recherche l’apaisement, ainsi que la foi. Que va-t-il trouver s’il se tourne vers la philosophie ? Il est possible qu’il soit dégoûté par cette croyance grossière selon laquelle, sur le plan de la création, la vie humaine est plus importante que le débordement des vents et selon laquelle la rotation sans relâche des atomes n’a pas d’importance. Pourtant, la plupart des grands penseurs ont admis cette conclusion. Les autres, qui nous soulagent davantage, assoient les bases théoriques logiques et satisfaisantes d’un être humain qui peut construire son avenir, posséder une âme immortelle et jouir de la divinité. Ceci est la preuve véritable que la philosophie n’est pas une quête vaine. Dans la pensée des grands philosophes, on ne trouve pas de méditation à propos de Yahvé, mais au contraire des réponses aux doutes et aux interrogations qui environnent tout le monde. Nous pouvons citer ici Spinoza et nous demander comment un philosophe du dix-septième siècle peut choisir de se diriger vers la foi, et ce qui a pu le persuader de la rechercher au moyen de la raison. Spinoza écrit : « Par l’expérience, j’ai compris que toutes les choses qui se produisent le plus souvent dans le cadre de la vie courante sont vaines. Et lorsque j’ai vu que les choses qui nous font peur sont en réalité dénuées de bien ou de mal, en dehors du fait qu’elles affectent notre esprit et notre pensée, j’ai alors pris la décision de rechercher s’il existait une chose qui soit véritablement bonne, qui puisse transmettre le bien et être la seule à affecter la pensée et la raison. »
Spinoza accomplit une révision des buts communs aux êtres humains. La fortune et le renom sont dominants. Cependant, leur quête consiste à poursuivre des choses que l’on ne peut réellement garantir, et qui peuvent même se soustraire à nos griffes. En outre, lorsqu’il veut obtenir le renom, l’individu doit accorder sa vie en fonction des plaisirs et des déplaisirs des autres. Aucun but spirituel ou matériel n’est réellement en mesure d’assurer une satisfaction complète. Aussi, quel est le but véritable ou bienfaisant et ayant de la valeur, pour lequel on se met à la recherche de ce qui est éternel, non-limité et unique ? Pour Spinoza, le bien et la félicité correspondent à cette connaissance, à cette compréhension, à cette clairvoyance concernant la nature et les lois du monde de l’existence. Ce n’est que dans le cadre d’une vie consacrée à la quête de la sagesse, de la formation et de la guidance de la raison que l’être humain peut obtenir une véritable satisfaction et une liberté réelle. Voici le genre de foi à laquelle prétend Spinoza, à la suite des pensées les plus pénibles et les plus abstraites que l’on puisse trouver dans toute l’histoire de la philosophie.
Notes:
1 Job (as). Les notes sont du traducteur.