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La philosophie de l’Arbaïn : la visite pieuse à l’Imâm Hussein au quarantième jour après son martyre
Seyed Mohammad Ahmadi
Des millions de musulmans de différents pays arrivent chaque année dans la ville sainte de Karbala en Irak pour commémorer le jour de l’Arbaïn, cérémonie religieuse qui marque chaque année l’aboutissement d’une période de quarante jours de deuil après le martyre de l’Imâm Hussein, petit-fils du prophète Mohamad et le troisième Imâm des chiites. Le pèlerinage de Karbala à l’occasion de l’Arbaïn est l’un des plus importants rassemblements annuels du monde en un seul endroit.
Le jour de l’Ashourâ, le 10 du mois de Muharram de l’an 680, sur le sable chaud du désert de Karbala (aujourd’hui en Irak), l’Imâm Hossein et ses 72 compagnons – amis, partisans, ainsi qu’une partie de sa famille, dont son fils de six mois -, furent tués en martyr dans des circonstances les plus horribles par l’armée de Yazid, le deuxième calife omeyyade.
Le théologien et historien chiite Sayyed ibn Tawous (1193-1266) a dit : « Du retour de Syrie, lorsque les femmes et les enfants de l’Imâm al-Hussein (que la paix et le salut de Dieu soit sur lui) arrivèrent en Irak, ils demandèrent au maître-caravanier de les amener à Karbala. Lorsqu’ils parvinrent à l’endroit du martyre de l’Imâm al-Hussein et de ses compagnons, ils y virent un compagnon du Prophète, Jabir Ibn Abdullah Al-Ansari (vers 606-697), un groupe des Bani Hâshim (tribu de Quraysh dont était issu le Prophète), ainsi qu’un membre de la famille du messager de Dieu, qui étaient tous venus se recueillir sur la tombe de l’Imâm al-Hussein.
Ils arrivèrent tous en même temps que la caravane venant de Damas. Les yeux remplis de larmes, très affligés et attristés, ils organisèrent une cérémonie de deuil pour commémorer l’Imâm Hussein. Des femmes des tribus locales les rejoignirent. Une fois réunies en ce lieu, toutes ces personnes y restèrent pendant quelques jours pour célébrer le deuil dans une ambiance pleine d’affliction et d’émotion. »
Les événements du mois de Muharram de l’an 61 de l’hégire (octobre 680 du calendrier grégorien) constituent un moment fort dans l’histoire de l’Islam. Bien que quatorze siècles se soient écoulés depuis la tragédie du martyre de l’Imâm Hussein et de ses compagnons à Karbala, les musulmans chiites du monde entier continuent à commémorer chaque année l’épopée de l’Ashourâ, c’est-à-dire à la fois le martyre de l’Imâm Hussein et son message de lutte contre la tyrannie et de défense des valeurs de vérité, de justice et de liberté. En d’autres termes, les cérémonies annuelles de l’Ashourâ symbolisent la position éternelle et inébranlable du camp de la justice contre le mensonge et l’oppression.
Chaque année, des rassemblements de deuil sont organisés pendant quarante jours en Iran et en Irak, mais aussi dans divers pays d’Asie, d’Europe et d’Amérique du Nord et du Sud. Durant ces réunions, les fidèles commémorent l’épopée de Karbala. Bien que les rites soient différents selon le pays et la région, les fidèles endeuillés pleurent tous pour la même raison, et s’indignent de la cruauté et des crimes infligés à un homme qui s’efforçait de promouvoir la justice et la liberté. Dans ces cérémonies, les souffrances des martyrs de Karbala sont évoquées, et les gens pleurent pour déplorer le martyre des membres de la famille du Prophète tués en combat. Ils rendent également hommage aux valeurs et aux enseignements défendus par l’Imâm Hussein et ses disciples.
Bien que l’Arbaïn soit une cérémonie religieuse chiite, des adeptes d’autres religions établis notamment en Irak et en Iran, qu’ils soient sunnites, yézidis, zoroastriens ou chrétiens, la respectent et même participent parfois à cet événement, considéré comme l’un des plus grands rassemblements religieux du monde. Chaque année, le nombre des participants à la cérémonie de l’Arbaïn est plus de trois fois supérieur à celui du pèlerinage annuel du Hajj à La Mecque. Cela confère une portée spécifique à ce rituel, étant donné qu’y participent des gens de différentes nationalités (tout comme au Hajj), mais aussi des adeptes de différentes religions qui commémorent le deuil du martyre de l’Imâm Hussein comme un symbole de la liberté et du sacrifice.
L’importance du chiffre quarante
En arabe, le mot « Arbaïn » signifie « quarante ». Dans un contexte religieux, il correspond au dernier jour d’une période de quarante jours – pour l’Arbaïn dont nous parlons, il s’agit de la période allant du 10 Muharram au 20 Safar. Comme nous l’avons évoqué, le jour de l’Arbaïn a une place particulière dans le calendrier religieux chiite car après l’Ashourâ, c’est la deuxième date importante de rassemblement pour les chiites pour se rassembler de nouveau afin de commémorer les souffrances de la famille de l’Imâm Hussein capturée après la bataille. Les fidèles y commémorent donc également la force spirituelle, le courage et le sacrifice inégalé d’une femme, Zaynab, sœur de l’Imâm Hussein, qui va porter le message de l’événement de Karbala à la postérité, avec son neveu l’Imâm Ali Zayn al-Abédin al-Sajjâd, 4e Imâm des chiites.
Le chiffre 40 dans le Coran
Dans le Coran, un verset se rapportant à l’histoire du prophète Moïse évoque le chiffre 40. II dit : « Et [rappelez-vous], lorsque Nous donnâmes rendez-vous à Moïse pendant quarante nuits ! Puis en son absence, vous avez pris le Veau pour idole alors que vous étiez injustes [à l’égard de vous-mêmes en adorant autre que Dieu]. » Ce verset rappelle le moment où Moïse fut appelé par Dieu au mont Sinaï afin de lui confier la Thora. Le prophète Moïse est une figure prééminente de toutes les religions monothéistes, y compris dans l’islam. Selon le récit coranique, après sa naissance, Moïse fut recueilli par la famille du pharaon d’Égypte au sein même de son palais. Après avoir accidentellement tué un soldat égyptien pour protéger un esclave israélite, Moïse fut contraint de quitter l’Égypte vers le pays de Madiân, où il fit la rencontre du prophète Chou’ayb dont il épousa l’une des filles. Quelques années plus tard, Dieu demanda à Moïse de retourner vers la cour du pharaon pour l’appeler au monothéisme et pour prêcher l’unicité de Dieu (sourate VII, verset 141). Le verset suivant évoque le chiffre 40 en faisant allusion à la durée de l’absence de Moïse pour se recueillir : « Et Nous donnâmes à Moïse rendez-vous pendant trente nuits, et Nous les complétâmes par dix, de sorte que le temps fixé par son Seigneur se termina au bout de quarante nuits. Et Moïse dit à Aaron son frère : « Remplace-moi auprès de mon peuple, et agis en bien, et ne suis pas le sentier des corrupteurs » ». (sourate VII, verset 142) Outre Moïse, le chiffre 40 semble être intimement lié à la vie de presque tous les prophètes. En voici d’autres exemples : l’argile dans laquelle a été façonné Adam fut modelée pendant 40 jours ; le déluge de l’époque du prophète Noé dura 40 jours ; le règne du prophète David et celui de son fils Salomon durèrent chacun quarante ans ; le prophète Mohammad reçut la révélation pour la première fois à l’âge de 40 ans.
La dimension spirituelle du chiffre 40
Le chiffre 40 a une résonance particulière dans la tradition musulmane en ce qui concerne surtout le développement spirituel de l’être humain. Pour mieux en saisir la portée, il conviendrait ici de citer quelques exemples tirés des hadiths ou des pratiques liées à l’élévation spirituelle. D’après un hadith de l’Imâm du Temps, Al-Mahdi (douzième Imâm des chiites), les personnes qui récitent la Prière de l’allégeance (do’a-ye A’hd) pendant quarante jours seront comptés au nombre des compagnons de l’Imâm du Temps. Ceux qui récitent la prière de visitation de l’Ashourâ (Ziyârat-e Ashourâ) durant quarante jours verront leurs prières exaucées par Dieu. En revanche, la prière de ceux qui profèrent des médisances ne sera pas acceptée durant quarante jours. Selon un autre hadith, « celui qui mémorise et transmet quarante hadiths sera ressuscité en compagnie des savants au Jour de la résurrection ». À première vue, la tâche semble facile. Mais en réalité, celui qui mérite une si grande récompense doit aller au-delà de ce stade premier de mémorisation et de transmission, pour se rendre capable d’appliquer de façon effective ces hadiths dans sa vie. Selon un autre hadith des Gens de la Maison (Ahl al-Bayt), « si vous guidez un aveugle sur quarante pas, Dieu vous promettra le paradis ». L’aveugle symbolise ici l’être humain dont le cœur et l’esprit ont été aveuglés en raison de l’envie, de l’hypocrisie, de la médisance ou encore de l’attachement aux choses matérielles de ce monde. Il n’est dès lors pas étonnant qu’une personne qui parvient à conduire une telle personne vers la foi soit hautement récompensée par Dieu.
Le verset 15 de la sourate XLVI dit : « Et Nous avons enjoint à l’homme de la bonté envers ses père et mère : sa mère l’a péniblement porté et en a péniblement accouché ; et sa gestation et sevrage durant trente mois ; puis quand il atteint ses pleines forces et atteint quarante ans, il dit : « Ô Seigneur ! Inspire-moi pour que je rende grâce au bienfait dont Tu m’as comblé ainsi qu’à mes père et mère, et pour que je fasse une bonne œuvre que Tu agrées. Et fais que ma postérité soit de moralité saine, Je me repens à Toi et je suis du nombre des soumis ». » Ce verset évoque l’âge de quarante ans comme celui de la maturité spirituelle et intellectuelle de l’être humain. Selon certaines traditions des Gens de la Maison (Ahl al-Bayt), même Satan s’étonne de voir que certaines personnes de 40 ans n’ont toujours pas trouvé le chemin vers Dieu.
La commémoration d’une personne défunte 40 jours après sa mort
Pourquoi est-il recommandé de commémorer une personne disparue au 40e jour après sa mort ? Selon le Prophète, « la terre pleure la mort d’un croyant durant une période de quarante jours. »
Cette commémoration de quarante jours est une manière d’honorer la mémoire des proches défunts. De la même façon, préparer de la nourriture pour les proches du défunt constitue une autre façon de l’honorer. S’il est recommandé de commémorer le 40e jour de nos proches décédés, ce rituel est d’autant plus important dans le cadre de la commémoration du martyre de l’Imâm Hussein. L’Imâm Mohammad al-Bâqir, cinquième Imâm des chiites et petit-fils de l’Imâm Hussein, a dit : « Les cieux ont pleuré sur l’Imâm Hussein durant quarante jours après son martyre, le soleil se levant rouge et se couchant rouge » ; il a également déclaré : « Le paradis pleura durant quarante jours après le martyre de Hussein. »
Au jour de l’Arbaïn, les fidèles récitent la prière de visitation de l’Arbaïn afin de renouveler l’allégeance promise à l’Imâm Hussein le jour de l’Ashourâ. L’Imâm Hassan al-‘Askari, onzième Imâm des chiites duodécimains, évoque que cinq signes permettent de reconnaître un vrai fidèle : réaliser 51 rak’ats de prières chaque jour ; porter une bague à la main droite ; prononcer de manière intelligible et claire « Bismi-llAhi r-Rahmani r-Rahimi » (Au nom de Dieu Clément et Miséricordieux) durant les prières ; se prosterner devant Dieu en posant le front sur la terre – de préférence celle de Karbala –, et enfin effectuer une visite pieuse à l’Imâm Hussein à l’occasion de l’Arbaïn.
Il conviendrait ici d’évoquer quelques recommandations de l’Imâm Hussein à son fils et successeur l’Imâm Ali Zayn al-Abédin al-Sajjâd, quatrième Imâm des chiites : « Mon fils ! Ne traite pas injustement celui qui n’a que Dieu pour le soutenir contre toi. L’homme ne doit jamais se comporter injustement envers son prochain, car Dieu, à Lui la grandeur et la gloire, déteste l’injustice et les injustes et Il aime la justice et les justes […] Mais sache que l’injustice peut s’appliquer à des degrés plus graves et plus impitoyables. Il est possible qu’on traite avec injustice un homme en le frustrant de son bien, alors qu’il est capable de se défendre et de faire valoir son droit en recourant éventuellement à la force. Or, sois attentif à celui qui n’a aucun moyen de se défendre ni de faire valoir son droit parce qu’il est faible. Traité avec injustice, cet homme invoquera le Tout-Puissant et dira : « Seigneur ! Assiste-moi contre l’oppresseur ! » Par conséquent, lorsque l’opprimé invoque l’aide de Dieu, Dieu le soutiendra contre l’oppresseur.
Garde-toi de commettre ce dont tu aurais besoin de t’excuser. Le vrai croyant ne commet pas le mal et n’a point besoin de s’excuser. Or, l’hypocrite fait le mal tous les jours et s’en excuse. Il ne faut pas faire ou dire ce qui nous porte à chercher des excuses auprès des gens. Le croyant suit toujours la ligne droite. Il ne fait et ne dit rien sans chercher à savoir que ce qu’il fait ou ce qu’il dit plaît ou non à Dieu – à Lui la grandeur et la gloire -, et sans chercher à savoir s’il peut le justifier. De son côté, l’hypocrite fait le mal chaque jour et s’en excuse, car il n’a pas de règles morales qui dirigeraient ses actes ou ses paroles.
Que les autres aient besoin de toi, cela fait partie des bienfaits dont Dieu te comble. Sache que le bien que tu fais t’apportera des louanges et te procura des récompenses de la part du Seigneur. Si le bien pouvait se présenter sous une figure humaine, il serait beau et gracieux, et ferait plaisir à ceux qui le verraient. Mais si la vilénie prenait une forme humaine, elle serait laide, déformée, et ceux qui la verraient détourneraient le regard.
Si les autres ont besoin de toi, de ton savoir ou de tes biens, et si les autres viennent vers toi à la recherche d’un service que tu peux leur rendre, tu ne dois point le considérer comme un lourd fardeau. Au contraire, tu auras à en remercier Dieu, car cela sera une occasion pour toi afin de te rapprocher de Lui et des hommes. Tu en auras en échange des rétributions de la part du Seigneur. Si la bienfaisance prenait une forme humaine, elle serait belle, car la nature de la bienfaisance et celle des éléments qui le constituent ainsi que ses conséquences reflètent sa beauté. Or, l’action faite avec malfaisance reflète la vilénie et la désobéissance à Dieu.
Celui qui entreprend de faire quelque chose en désobéissant à Dieu ne fait que se frustrer d’avance de ce qu’il espère avoir. Il ne fait qu’accélérer la survenance de ce qui le hante. Il y a des gens qui désobéissent à Dieu pour faire avancer certaines affaires. Le péché devient ainsi une composante intrinsèque de ce qu’ils espèrent avoir. Mais en réalité, ceux-là n’obtiennent pas ce qu’ils recherchent. Lorsque l’homme veut atteindre un but et résoudre ses problèmes, il doit rechercher l’équilibre entre les moyens et les fins. Les moyens doivent satisfaire Dieu sans jamais causer Sa Colère. »
Nous lisons aussi dans l’un des discours de l’Imâm Hussein : « Ô gens ! Celui qui se comporte avec générosité aura la suprématie. Celui qui se comporte avec avarice sera avili. Le plus généreux parmi les gens est celui qui donne à ceux qui ne s’y attendent pas. Le plus tolérant parmi les gens est celui qui pardonne tout en étant assez puissant pour se venger. Celui qui communique le mieux avec les gens est celui qui est capable de le faire avec des personnes qui ont rompu des liens avec lui. Les souches d’arbre poussent là où elles sont plantées et s’élèvent grâce à leurs rameaux. Celui qui se hâte aujourd’hui de faire du bien à son frère en verra la récompense demain en rejoignant Dieu. « Et tout ce que vous avancez de bien pour vous-mêmes, vous le retrouverez auprès de Dieu, car Dieu voit parfaitement ce que vous faites » (sourate II, verset 110).
Celui qui rend un service à son frère sera récompensé par Dieu lorsqu’il en aura le plus besoin. En échange de ce bien, Dieu, à Lui la Gloire et la Puissance, exemptera le croyant de davantage d’épreuves dans ce bas monde et le récompensera dans l’au-delà. Et celui qui dissipe la détresse d’un croyant, Dieu dissipera ses détresses dans ce bas monde et dans l’au-delà. Dieu fait du bien à celui qui fait du bien, Il aime les bienfaiteurs. »