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Saeid Khânâbâdi
“Nous l’avons, certes, révélé pendant la Nuit du Destin.
Et qui te dira ce qu’est la Nuit du Destin ?
La Nuit du Destin est meilleure que mille mois.
Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l’Esprit, par la permission de leur Seigneur pour tout ordre
Elle est paix et salut jusqu’à l’apparition de l’aube.”
Coran, sourate 97
A l’orée des mystères gnostiques et des rites de la loi islamique, de la spécificité de l’islam et de l’héritage des croyances sémito-orientales, la Nuit du Destin fait partie des thèmes coraniques les plus discutés chez les grands maîtres de l’exégèse islamique. La quatre-vingt-dix-septième sourate du Saint Coran, appelée Al-Qadr, lui est intégralement consacrée. Cette courte sourate de cinq versets, ainsi que les six premiers versets de la sourate Ad-Dokhan (La fumée) sont les sources coraniques de référence à propos de la Nuit du Destin. À ces versets, ajoutons un nombre considérable de hadiths considérés comme authentiques du prophète Mohammad et des Imams chiites. Mais en quoi consiste exactement cette mystérieuse Nuit du Destin ?
La Nuit du Destin, la Nuit de la Valeur, la Nuit de la Mesure, la Nuit du Décret divin (selon les traducteurs) ou Laylat-ol-Qadr d’après l’expression arabe originelle est, selon les musulmans, la nuit durant laquelle le destin annuel des êtres sera écrit par la volonté d’Allah. Les hadiths nous indiquent que cette destinée préenregistrée est portée vers la Terre par les anges résidant à Sidrat-ol-Montahâ, le cèdre sacré du haut des cieux, visité par le prophète Mohammad lors de son Ascension céleste. C’est aussi au cours de cette nuit que Dieu a révélé le Coran dans le cœur de son Prophète de façon intégrale – révélation qui sera suivie d’une révélation graduelle extérieure, tout au long des vingt-trois années de sa prophétie.
Le statut privilégié que le Coran et les hadiths accordent à cette nuit a conduit la communauté musulmane à la célébrer d’une manière particulière. La Nuit du Destin est commémorée depuis le VIIème siècle. Les compagnons du Prophète témoignent directement de la célébration de cette nuit par le Messager d’Allah. De nos jours, chaque pays ou communauté a néanmoins recours à ses traditions typiques pour la vivre. L’Iran ne fait pas exception, et les fidèles chiites suivent des cérémonies rituelles, des cultes et des prières spécifiques pour célébrer cette nuit.
Les rites de la Nuit du Destin commencent juste avant le coucher du soleil, par des petites et grandes ablutions (vozou et ghosl), qui n’est pas sans rappeler les rites sémites tahara et tvilah dans la religion juive. La cérémonie continue par une prière (salat) comportant deux génuflexions (rak’at) à la fin de laquelle il est demandé aux pratiquants de réciter soixante-dix fois “Je demande pardon à Dieu et je me repentis auprès de Lui”. Cette tendance à se rappeler les péchés commis et à requérir le pardon divin constitue le thème majeur des prières de cette nuit. Les musulmans sunnites récitent au cours de cette même nuit une prière ayant le même sens, issue d’une parole du Prophète transmise par Aïcha, l’épouse du Prophète ;
“Ô Notre Seigneur ! Tu es Pardonneur. Tu aimes pardonner, alors pardonne-moi !”
Il y a aussi une autre prière (salat) recommandée durant cette nuit, très longue (100 génuflexions) où il faut réciter dix fois la sourate At-Tohid (L’Unicité) à chaque inclinaison. Il est également recommandé de lire certaines sourates coraniques comme Al-Ghadr (La Nuit du Destin), Ad-Dokhan (La fumée), Ar-Roum (Rome) et Al-Ankabout (L’araignée) durant cette nuit. Quelques heures après l’iftar (la rupture du jeûne) et après les prières quotidiennes du soir, commence, vers minuit, la partie la plus importante de la cérémonie de la célébration de la Nuit du Destin. Cette période est appelée ehyâ, qui signifie littéralement en arabe “faire revivre” ; l’objectif étant de veiller toute la nuit en adorant Dieu, en récitant le Coran et en priant.
Au cours de ces dernières années est apparue chez les jeunes Iraniens pratiquants une tendance croissante et plus systématique à pratiquer l’ehyâ en d’autres occasions, notamment lors de l’e’tekâf, où les participants jeûnent pendant la journée et passent trois jours et trois nuits dans une mosquée, dans le but de se rapprocher de Dieu.
Les cérémonies de la Nuit du Destin se déroulent souvent de façon collective, dans les mosquées ou au sein de sanctuaires et lieux de pèlerinage. Quant aux prières non-obligatoires (mostahabbi), elles sont observées de façon individuelle. Les chiites iraniens ont également l’habitude de réciter, durant cette nuit, une longue invocation (do’â) appelée la “Grande Cuirasse” (Joshan Kabir), qui peut être suivie de celle d’une autre prière moins longue nommée la Petite Cuirasse (Joshan Saghir). La première contient mille noms différents pour s’adresser à Dieu. Elle est divisée en cent sections contenant chacune dix noms de Dieu. Les noms utilisés dans chaque partie suivent une versification homogène aux tonalités parfois poétiques. Une expression, sorte de refrain, est récitée à la fin de chaque section. Elle transmet un message de repentir, et implore Dieu de sauver les croyants du Feu :
“La perfection et la pureté sont à Toi, Ô Toi qui est le seul Dieu. A l’aide, à l’aide, libère-nous du Feu, ô Seigneur !”
Outre sa dimension sémantique et religieuse, cette prière a aussi une valeur littéraire considérable. Les noms divins figurant dans chaque section riment parfaitement. Selon les chiites, Dieu a, par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, appris cette longue prière à son Messager Mohammad durant l’un des combats où il manquait d’armures pour se protéger de l’ennemi. Certains savants chiites pensent aussi que le Grand Nom de Dieu (esm-e a’zam) est l’un de ces mille noms divins inclus dans cette prière. La prière de la Grande Cuirasse est récitée normalement par les maddâh, qui narrent aussi parfois les martyres des Imâms chiites au milieu de cette prière, en vue de toucher davantage le cœur des participants.
Après cette invocation arrive la phase finale et la plus caractéristique de cette nuit, appelée par les Iraniens Qor’ân be sar, qui signifie “le Coran sur la tête”. Pendant ces quelques minutes, les fidèles ouvrent le Coran et le mettent sur leur tête en répétant les invocations récitées par un religieux. Il s’agit ici de soumettre ses souhaits à son Seigneur, et à jurer en répétant dix fois le nom de Dieu, du Prophète Mohammad, d’Ali ibn Abi Taleb, le premier Imâm chiite, de Fatima fille du Prophète et épouse d’Ali, ainsi que celui des onze descendants de ce couple. En arrivant au nom du douzième Imâm chiite, les participants se lèvent en vue de rendre hommage à l’Imâm Mahdi, considéré comme vivant mais occulté, et Sauveur apocalyptique selon la doctrine messianique de la mahdaviyyah. C’est à ce moment clé que chaque participant adresse à Dieu ses souhaits et L’implore de lui écrire un destin favorable, jusqu’à la Nuit du Destin de l’année suivante.
Dans certaines régions, par exemple dans le Kurdistan iranien, les sunnites chantent un hymne traditionnel nommé Al-Wedâ’ (Adieu) dans les dernières nuits du mois de Ramadan. Malgré des caractéristiques locales et ethniques selon les différentes zones géographiques, la célébration de la Nuit du Destin suit à peu près des étapes similaires dans les différentes écoles de la religion islamique : veiller, prier, pratiquer le rappel de Dieu ou zekr, lire et méditer le Coran, offrir des dons aux pauvres et solliciter la grâce, la bénédiction et le pardon de Dieu pour l’année qui s’ouvre au lendemain de cette nuit.
Néanmoins, les différentes écoles de l’Islam ne s’accordent pas sur la date exacte de la Nuit du Destin. Les savants sont d’accord sur le fait que cette nuit est l’une des dix dernières nuits impaires du mois de Ramadan. Chez les Sunnites, c’est la vingt-septième, alors que les chiites la célèbrent dans la dix-neuvième, vingt-et-unième et vingt-troisième nuit de ce mois – sa date exacte n’étant selon eux pas connue avec certitude, la plus probable étant néanmoins le 23e du mois. Ces dates sont très significatives chez eux, car le premier Imam chiite a été attaqué le 26 janvier 661 dans la grande mosquée de Koufa, dans l’Irak actuel, à la dix-neuvième nuit du Ramadan, et tomba en martyre lors de la vingt-et-unième nuit de ce mois. Mais la date qui est plus pratiquée chez les musulmans non-chiites correspond à la vingt-septième nuit de ce mois. Certains savants sunnites procèdent aujourd’hui à des conjectures et calculs divers sur la base de la sourate “Nuit du Destin” pour justifier cette idée. Ils argumentent ainsi que la version arabe de cette sourate comprend trente mots et que le prénom “Hiya” (elle), qui désigne la Nuit du Destin, est le vingt-septième.
Le texte coranique nous donne néanmoins la certitude que la Nuit du Destin se situe durant le mois du Ramadan, sans en déterminer la date exacte. Cette ambigüité autour de sa date précise est peut-être une ambiguïté voulue afin de donner aux croyants plus du temps pour se recueillir et prendre la mesure de son importance. Il faut souligner aussi l’aspect mystérieux que renferme le concept de cette nuit vis-à-vis de la question du Temps, qui est l’un des aspects les plus remarquables de cette nuit. Dans la sourate Al-Qadr, cette nuit est qualifiée comme ayant une valeur plus élevée que mille mois. Comment est-ce possible ? S’agit-il simplement d’une figure de style littéraire ? Les avis divergent. Selon certains savants chiites, ces mille mois correspondent, historiquement parlant, aux mille mois (83 années lunaires ou 80 années solaires) du règne des califes Omeyades, les ennemis jurés des descendants d’Ali ibn Abi Tâleb. Selon d’autres, l’expression doit s’entendre en termes symboliques pour souligner toute l’importance métaphysique de la Nuit du Destin, une importance qui dépasse les cadres connus de la vie d’ici-bas. Notons aussi que la date de la Nuit du Destin se calcule sur la base du calendrier lunaire, et donc ne concerne pas une saison fixe de l’année. Il ne s’agit donc pas d’une correspondance avec un évènement physique ou astronomique dans l’Univers – contrairement à la Nuit de Yalda célébrée par les Iraniens, qui correspond à la nuit la plus longue de l’année eut égard à la position spéciale de la planète Terre autour du soleil. En outre, le moment de la Nuit du Destin varie dans les différents continents de la Planète. Dès lors, n’est-elle pas donc une date conventionnelle pour acquiescer le rôle de la prédestination divine dans la vie des croyants, et pour leur offrir une occasion de se rapprocher de Dieu ? Pour d’autres, elle correspond à un véritable « moment » métaphysique et de proximité, où le croyant peut, par ses prières et sa volonté, exercer un acte majeur de liberté en infléchissant sa destinée.
Au-delà de ces expressions rituelles et religieuses, la Nuit du Destin occupe également une place primordiale dans la pensée gnostique et dans les ouvrages littéraires chiites. La descente des anges et de l’Esprit (rûh) évoquée dans la sourate de la Nuit du Destin a conduit des personnalités mystiques à comparer cette nuit avec celle de l’Ascension du prophète Mohammad (mi’râj), dont les étapes sont riches de sens au niveau gnostique. Les maîtres de la gnose islamique considèrent la Nuit du Destin comme le moment de la rencontre ultime entre l’amoureux et l’amant, la nuit des retrouvailles amoureuses pendant laquelle l’amoureux transcende les obstacles du temps et de l’espace pour s’unir à son amant. C’est selon cette même perspective que les poètes persanophones ont souvent eu tendance à exprimer dans leurs poèmes leur attachement profond à la Nuit du Destin, comme une étape décisive dans le cheminement mystique. C’est le cas du grand Hâfez qui, dans ce célèbre poème, décrit la révélation du Saint Coran à l’être humain durant la Nuit du Destin, comme l’obtention d’un crédit divin permettant à l’amoureux gnostique d’accéder aux plaisirs spirituels de la vie humaine :
” Le matin à l’aube, on me sauva du chagrin
Je souffrais au fond des ténèbres, mais soudain
L’on me servit de l’élixir de la vie sans fin
Quel béni matin fut ce matin
Quel heureux soir fut ce soir du festin
Cette Nuit du Destin
Où l’on m’offrit nouveau crédit divin
Pour goûter ce céleste vin.”