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Karbala, ville de martyrs
Située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Bagdad, “Karbala la Sublime” ou “l’Elevée” (Karbala-e mo’alla), comme la surnomment les chiites iraniens, fut le théâtre du plus important événement de la dramaturgie chiite : le martyre de l’Imam Hossein et de ses compagnons par Yazid ben Muawiya et de ses soldats en 680 de l’ère chrétienne. La route reliant Nadjaf à Karbala n’est qu’une succession de paysages désertiques dont la monotonie n’est rompue que par la présence furtive d’oasis et de lieux de repos de fortune destinés aux nombreux pèlerins décidés à relier les deux villes à pied. L’absence totale de construction moderne tend à remettre les pèlerins dans l’ambiance de l’époque, aidés par les élégies funèbres du ” maddâh “, sorte de conteur-panégyriste accompagnant le groupe, qui retrace d’une voie chargée de sanglots l’épopée de l’Imam et de ses compagnons.
L’origine du nom de la ville comporte de nombreuses versions. Selon certains, il proviendrait des mots arabes “karb”, signifiant le chagrin et la tristesse, et “balâ’ ” faisant référence aux notions d’épreuve et de difficulté ; ou encore du mot “karbalat” qui évoquerait la “terre douce” du lieu du martyre de l’Imam. Cependant, ces versions semblent infondées étant donné que le nom même de Karbala existait avant le martyre de l’Imam Hossein et aurait désigné un groupe d’anciens villages babyloniens de la région. Selon d’autres récits, il proviendrait de l’Akkadien “karb” évoquant la proximité, et “ala” évoquant la divinité suprême. Les Iraniens y ont également apporté leur propre version, arguant que le nom de Karbala serait issu de la combinaison des mots persans “kâr” (travail, ouvrage) et “bâlâ” (haut, éminent).
Le développement et l’histoire de la ville furent d’ailleurs largement influencés par ces derniers, qui constituaient l’essentiel de sa population au début du siècle mais dont l’influence recula sous l’influence britannique. Une grande partie fut également assimilée et se vit octroyer la nationalité irakienne. L’accès au pouvoir de Saddam Hussein entraîna un musellement conséquent de la liberté de culte et l’accès à la ville fut progressivement interdit aux chiites non irakiens, même si certains Iraniens continuaient à s’y rendre en catimini et à leurs risques et périls. Ces restrictions ont donc donné lieu à la venue d’une véritable marée de pèlerins en 2003 au cours des mois ayant suivi la chute de Saddam, les frontières ayant été momentanément hors de contrôle.
La ville concentre deux principaux sanctuaires aux dômes recouverts d’or : celui de l’Imam Hossein et celui de son demi-frère révéré pour son courage et sa loyauté à toute épreuve, Abbas ibn Ali ou “Abol-Fazl”, situé à quelques dizaines de mètres de distance. Si l’on ignore la date exacte de leur construction – certains avancent la date de 684 pour la construction d’un premier mausolée, le sanctuaire actuel de l’Imam Hossein aurait été progressivement édifié à partir du XIe siècle -, ils ont également été l’objet de nombreuses attaques et pillages en tout genre au cours des derniers siècles, à l’instar de nombreux mausolées chiites des environs qui n’ont pas toujours été reconstruits et dont la mémoire se perd peu à peu… Les deux sanctuaires de la ville ont également été considérablement endommagés à plusieurs reprises sous le règne de Saddam Hussein et ont été depuis 2003 la cible de plusieurs violents attentats.
Dans le sanctuaire de l’Imam Hossein, les fidèles commencent souvent par se recueillir à l’endroit où serait tombée la tête décapitée de ce dernier et où a été édifié un petit mausolée argenté irradiant une lumière rouge. Ils se dirigent ensuite vers son tombeau. Là encore, l’ambiance y est surnaturelle, et le pèlerin se retrouve de nouveau bercé par le murmure des prières et des sanglots qui se perdent dans le bruissement incessant de la foule et des salutations adressées à l’Imam : “Que la Paix soit sur toi, ô héritier d’Adam, de Noé, et d’Abraham, que la Paix soit sur toi, ô héritier de Moïse, Jésus, Mohammad et Ali…” Le fait de pleurer est considéré comme un moyen d’exprimer le deuil mais également de se rapprocher de l’Imam et des vérités qu’il défendait ; verser des larmes pour la tragédie de Karbala permettant quelque instant d’oublier le “soi” et d’établir un lien intime avec les idéaux spirituels qui y furent défendus.
Au-delà de l’expression d’une simple douleur, l’acte de pleurer dans la tradition chiite permet donc la réalisation d’un véritable “acte de présence” à des mondes spirituels supérieurs permettant ainsi à l’âme de se libérer quelques instants de l’emprise du monde sensible. D’autres tombeaux se situent à proximité de l’Imam, notamment ceux de deux de ses fils et de son fidèle compagnon Habib ibn Madhahir al-Asadi, mort en martyr lors de la bataille, et enfin, celui des 72 martyrs de Karbala. Après avoir salué le tombeau, les fidèles restent souvent quelques heures dans le sanctuaire pour prier, lire le Coran ou réciter diverses invocations à l’Imam.
Iraniens et irakiens échangent parfois quelques paroles, le contact s’établissant souvent par l’intermédiaire d’un enfant ou d’un “nazr“, friandises ou dates distribuées en vue de la réalisation d’une demande particulière adressée à Dieu, et qui donne ainsi lieu à l’échange de sourires ou de remerciements furtifs. Mais l’ambiance générale demeure au recueillement, malgré l’ampleur de la foule et les allées et venues incessantes des pèlerins. Durant la période d’Achoura et de “Arbaïn”, célébrant les quarante jours du martyre, l’affluence atteint des sommets ; la ferveur des pèlerins ne semble en rien avoir été entamée par les nombreux attentats ayant touché la ville au cours des dernières années.
Ici encore, le faste des sanctuaires et la misère ambiante des rues forment un contraste saisissant : tas de déchets s’amoncelant çà et là, immeubles en ruine, fils électriques emmêlés et datant d’un autre âge… A l’instar de Nadjaf, l’économie locale survit essentiellement grâce aux revenus issus des pèlerinages iraniens et aux différents investissements réalisés dans le domaine des infrastructures de première nécessité grâce aux capitaux iraniens ; les bouches d’égout affublées d’un “sâkht-e Irân” (“Fabriqué en Iran”) sont notamment là pour nous le rappeler. Pour beaucoup d’Irakiens, l’Iran représente d’ailleurs un véritable eldorado. Beaucoup rêvent d’y émigrer et tel vendeur nous dira avec fierté que son frère étudie à Qom, ou encore que son cousin est marié à une iranienne et a eu la chance de pouvoir partir là-bas… Outre les tapis de prière et chapelets multicolores, la vente de la terre située sous ou à proximité du tombeau de l’Imam Hossein et considérée comme sacrée était auparavant courante avant que sa source ne s’épuise peu à peu, et il était recommandé de la diluer dans de l’eau en cas de maladie. De nombreuses pierres de prières ou “mohr” vendues actuellement dans les magasins sont faites en glaise de Karbala et constituent à ce titre l’un des achats privilégiés des pèlerins à titre de cadeau. De nombreux pèlerins y achètent également leur linceul, grand tissu blanc sur lequel sont imprimées des prières, qu’ils iront si possible frotter contre les parois dorées du tombeau de l’Imam Hossein et de Abol-Fazl afin qu’il s’imprègne de leur présence et adoucisse quelque peu les souffrances du passage dans l’au-delà.
L’ensemble de la vieille ville de Karbala demeure imprégnée par la mémoire de l’événement et au détour d’une ruelle, on aperçoit soudain une fresque retraçant la bataille, un landau à l’endroit où est mort en bas âge l’un des fils de l’Imam Hossein, ou encore un petit mausolée en forme de cylindre à l’endroit où serait tombée la main d’Abol-Fazl après avoir été sectionnée… Autre étape du pèlerinage : la visite du “Tal-e zeinabiyyeh“, petit mausolée construit à l’endroit de la colline où se tenait Sayyida Zaynab, la sœur de l’Imam Hossein, pour observer la bataille, ainsi qu’un passage au “Kheimeh gâh” (mukhayyama en arabe), où furent dressées les tentes des familles des compagnons de l’Imam lors de la bataille. La mémoire des lieux est donc centrale, et l’aspect moyenâgeux des rues en terre battue concoure à donner à la ville un aspect figé, hors du temps.
Hors de ce vieux centre religieux, Karbala abrite également quelques écoles religieuses, même si leur nombre et leur importance ne peuvent être comparés avec celles de Nadjaf. Elles n’en furent pas moins un haut centre religieux et culturel chiite au XVIIe siècle, jusqu’à l’invasion wahhabite de 1801 qui provoqua la fuite de nombreux professeurs et étudiants vers Nadjaf.
Si, étant donné les conditions de sécurité actuelles, le programme tracé par l’Organisation iranienne des Pèlerinages se limite strictement aux endroits que nous venons d’évoquer, certains pèlerins décident cependant de prendre le risque de se rendre seuls à Kadhimiya (“Kâzimayn”), dans la banlieue de Bagdad, qui abrite le sanctuaire où sont enterrés les septième et neuvième Imams, Moussa al-Kâzim et Mohammad al-Tâqi. Une fois dans l’ambiance, semblant oublier un temps toute peur et appréhension, certains pèlerins effectuent alors les quelques démarches administratives qui mèneront à la délivrance d’un permis de sortie de la ville et, dans un minibus de fortune, partent discrètement au petit matin pour une excursion d’une journée vers la capitale. Seule une centaine de kilomètres sépare Karbala de Bagdad, cependant, étant donné la fréquence des contrôles d’identité et des barrages de police, le trajet peut durer de 4 à 5 heures. Le paysage est alors désolant : si l’on omet les barrages de police et quelques vieilles mosquées, le désert défile, à l’infini…
A l’entrée de Bagdad, aucun passant aux abords des autoroutes, et ce n’est véritablement qu’à l’entrée de la ville que disparaît le doute quant au caractère véritablement fantomatique du pays. Kadhimiya est également plus animée. Ici, cependant, du fait de l’interdiction des autorités iraniennes, les pèlerins non irakiens se font plus rares… et la police recommande le plus souvent aux quelques rares iraniens ayant osé s’y aventurer de ne pas y rester plus de quelques heures, “par mesure de sécurité“.
Après les attentats de 2005 et de 2007, l’ambiance demeure également à la grande vigilance. Au retour, à la tombée de la nuit, il faudra se préparer au retour vers l’Iran au petit matin. Quelques heures, souvent quelques minutes avant le départ, les pèlerins effectuent une dernière visite-éclair aux sanctuaires, achètent les derniers cadeaux…
Le départ est pour tous accompagné d’une grande nostalgie, et la voix aux accents mélancoliques du “maddâh” qui s’élève pour une dernière fois lors du démarrage de l’autobus donne lieu à une véritable explosion de sanglots…
La frontière sera atteinte en quelques heures et, après des contrôles en tous genres, les Iraniens retrouveront leur pays animés par un sentiment mi-figue, mi-raisin : “Nous nous plaignions souvent des conditions de vie dans notre pays mais en revenant d’Irak, nous nous rendons compte de la chance que nous avons… Tout est si propre et organisé ici… En même temps, l’ambiance de là-bas est si légère, si extraordinaire… Tout me semble désormais terne ici, je ne pense qu’à y retourner… l’année prochaine, si Dieu le veut“.
Les pèlerins mettent alors souvent quelques jours à véritablement “revenir” de ce voyage, et les multiples coups de téléphones et échanges de SMS permettent de prolonger un peu plus la mémoire du voyage : “Te souviens-tu, la semaine dernière ? Nous venions juste d’arriver à Karbala…” ; “Il y a un mois, c’était le grand départ !“, etc. etc. Jusqu’au prochain voyage… car si certains ont quelques appréhensions lors d’un premier départ, tous ne songent ensuite qu’à y retourner et à revivre ce que beaucoup décrivent comme “une expérience spirituelle unique, un tournant dans la vie de chaque croyant“.
Cet article a été rédigé à la suite d’un voyage en Irak effectué du 14 au 25 mars 2008.