Dans le Coran, il est souvent question de mystère ou monde invisible (ghayb) et de son pendant, le monde manifesté ou monde du témoignage (shahâda). Il est fait davantage mention du mystère que de la manifestation, peut-être à cause du caractère moins problématique de la manifestation. Croire en l’invisible et au mystère est un pilier de la foi musulmane. Le Saint Coran dit à propos des croyants : « Ils croient au mystère, accomplissent la prière, font dépense sur Notre attribution … » (sourate Al-Baqara (La vache) ; 2 : 3) ; « Il tient les clefs du mystère ; Il est le seul à les connaître… » (sourate Al-An‘âm (Les bestiaux) ; 6 : 59).
Le mystère (ghayb) signifie ce qui est caché. Il est de deux sortes ; un invisible ou mystère relatif et un invisible absolu. Est qualifié de mystère relatif une chose qui échappe à la perception d’une personne pour la raison que cette chose est trop éloignée de sa vue ou pour une cause similaire à celle-ci. Par exemple, quand vous êtes au marché, vous êtes invisible chez vous et inversement quand vous êtes chez vous, vous êtes invisible ailleurs. Cette absence peut se situer aussi dans le temps et pas seulement dans l’espace. Le Coran nous offre un exemple dans le verset suivant : « C’est là une histoire d’entre celles du mystère. Nous te la révélons… » (sourate Hûd (nom de prophète) ; 11 : 49).
Le mystère relatif peut désigner aussi les mystères dénoués par la science. Toutes les lois de la physique, de la chimie et des autres sciences étaient des mystères avant d’avoir été élucidées par les savants, même si elles gardent encore une part de mystère. Lorsqu’on a démontré que la terre était ronde et qu’elle tournait autour du soleil, c’était un « mystère » qui venait d’être éclairci.
Cela pour le mystère relatif. Mais là où le Coran décrit les croyants comme ceux qui croient au mystère, il s’agit là d’un mystère qui n’est pas relatif. Quand nous disons qu’il y a deux sortes de mystère, il ne faut pas comprendre par là qu’il y a deux mystères distincts et homonymes, mais seulement que la partie du mystère qui est donnée aux hommes de connaître peut s’accroître en fonction de leur savoir ésotérique ou exotérique, mais qu’il subsistera toujours une grande partie du mystère qui sera jalousement gardée auprès de Dieu. Le mystère relatif est infiniment petit par rapport au mystère absolu, malgré le sentiment de fierté que possèdent les hommes eu égard à leur savoir : la part de ce que nous savons sera toujours infime par rapport à la part de ce que nous ignorons. Depuis que nous avons été créés, nous puisons notre savoir dans le mystère relatif ; quant au mystère absolu, il nous est inaccessible.
Le mystère relatif est accessible ou concerne tout le monde, croyant ou mécréant. Mais lorsque le Coran dit : « Il tient les clefs du mystère ; Il est le seul à les connaître … », il est question du mystère absolu qui ne s’accommode pas du mystère relatif, car le mystère absolu est lié exclusivement à l’Essence divine et personne d’autre que Lui n’en a connaissance. Lorsque le mystère et la manifestation sont mentionnés côte à côte, comme dans ce verset :
« Il est Dieu, il n’est de dieu que Lui, Il est Celui qui connaît le mystère et la présence. Il est le Tout-miséricorde, le Miséricordieux. » (sourate Al-Hashr (Le regroupement) ; 59 : 22), cela signifie que Dieu connaît ce qui relève du monde sensible aussi bien que ce qui relève du monde suprasensible et le mystère dont il est question est celui du mystère absolu, pas du mystère relatif.
Pour expliquer le lien entre : « Il tient les clefs du mystère ; Il est le seul à les connaître … » et le verset qui le précède, les commentateurs ont dit que puisqu’à la fin du verset qui le précède, on peut lire : « … Dieu est le Meilleur pour connaître les iniques » (sourate Al-An‘âm (Les bestiaux) ; 6 : 58), on peut comprendre que par la suite Dieu ajoute : « Il tient les clefs du mystère ; Il est le seul à les connaître … » (6 : 59). Mais cette explication n’éclaire pas de façon suffisante, le sens exclusif du fragment : « Il est le seul à les connaître ».
Le mieux serait de dire à ce propos que le lien du verset n’est pas seulement avec la fin du verset précédent, mais plutôt avec le sens de l’ensemble des deux versets précédents. Car ce sens global des deux versets indique que le miracle que les incrédules avaient suggéré au Prophète (s) d’accomplir, et ce qui en est résulté à savoir le rejet de leur demande par l’Envoyé de Dieu sont quelque chose que Dieu seul peut connaître et juger. C’est Lui qui n’est jamais sujet à erreur dans Son jugement et dans le châtiment qu’Il impose aux injustes, car Il est plus Connaissant que tout être et Il connait l’invisible et le manifesté.
Il sait tout ce qui est menu ou gros, Il ne Se trompe pas dans Son jugement et n’oublie rien. Personne ne partage ces qualités avec Lui, ni ne Le traite sur un pied d’égalité. Ce sens se dégage des deux versets précédents. A présent, le verset que nous commentons ajoute que seul Dieu, exalté soit-Il, connaît l’invisible (le mystère) et que Sa Science embrasse toute chose. Puis dans les trois versets suivants, ce même sens est complété. Ainsi, le contexte de ces quelques versets est un contexte d’autres versets qui apparaissent, comme le verset du dialogue de ce prophète avec son peuple lorsque le peuple lui dit :
« ‘’ Es-tu venu, dirent-ils, nous détourner de nos dieux ? Amène-nous ce dont tu nous menaces, si tu es des véridiques‘’. Il dit : ‘’ La science n’en appartient qu’à Dieu. Je me borne à vous faire la communication en vue de laquelle je suis envoyé. Mais je vois que vous êtes un peuple d’ignorance ’’. » (sourate Al-Ahqâf (nom de lieu) ; 46 : 22 et 23).
« Il tient les clefs du mystère… ». Le mot arabe traduit par clefs est mafâtih, qui est le pluriel de maftah, qui signifie réserve, un lieu où l’on entrepose des choses. Il peut aussi être le pluriel de miftâh qui signifie clef. Cette lecture est aussi probable. Car elle est renforcée par une lecture peu attestée du pluriel mafâtih qui se lisait mafâtîh (avec un i long) qui lui est véritablement le pluriel régulier de miftâh, clef. Bien sûr, les deux significations reviennent au même, parce que celui qui a en mains les clefs des réserves invisibles connaît forcément ce que ces réserves contiennent et peut en disposer à sa guise au même titre que celui qui possède lesdites réserves. D’ailleurs, c’est une figure de style que de dire d’un magasin par exemple : j’en ai les clefs, pour signifier que l’on peut y pénétrer et disposer de son contenu. Quant au fait que tous les versets relatifs à ce thème ne fassent pas usage du terme mafâtîh, il n’est pas exclu que le sens visé par mafâtih al-ghayb soit bien celui de « réserves du mystère ». Voici quelques uns des versets en question :
« Possèdent-ils les trésors de ton Seigneur … » (sourate Al-Tûr (Le mont) ; 52 : 37).
« Je ne me vante pas auprès de vous de détenir les trésors de Dieu ». (sourate Hûd (nom de prophète) ; 11 : 31).
« Il n’est rien dont Nous ne possédions les réserves » (sourate Al-Hijr ; 15 : 21).
« Or Dieu tient les réserves des cieux et de la terre … » (sourate Al-munâfiqûn (Les hypocrites) ; 63 : 7).
« Ou est-ce qu’ils disposeraient des réserves de miséricorde de ton Seigneur … ? » (sourate Sâd ; 38 : 9).
Quoiqu’il en soit, les réserves de l’Invisible et le sens visé par les clefs de l’invisible (clavis absconditum), en un mot, le contenu du segment : « Il tient les clefs du mystère ; Il est le seul à les connaître … » en attribue exclusivement la possession à Dieu. Ceci est dû au fait que seul Dieu a connaissance du « lieu » où se trouvent les réserves de l’invisible et possède les clefs de ces réserves. Quel que soit le sens que nous donnions à ce verset, il signifie toujours que personne d’autre que Dieu ne possède les clefs de ces réserves pour en ouvrir les portes et disposer de leur contenu à sa guise. Même si le centre du verset réserve à Dieu la connaissance exclusive du mystère, il nous informe à la fin que la science de Dieu ne se limite pas à la connaissance du mystère, mais embrasse aussi bien la connaissance de la présence du monde visible. Il affirme que rien de sec ni d’humide n’échappe à Sa connaissance. En outre, on remarque que le verset n’a pas évoqué de façon exhaustive tous les mystères, mais seulement ceux des réserves aux portes fermées ou qui sont derrière les voiles de l’amphibologie, comme en fait état ce verset : « Il n’est rien dont Nous ne possédions les réserves » (sourate Al-Hijr ; 15 : 21). Les réserves du mystère sont considérées comme des choses auxquelles les critères sensibles qui mesurent en général toutes les choses de ce monde ne peuvent s’appliquer, car les unités de mesures communes des hommes ne peuvent pas en délimiter les contours. Sans doute, de tels mystères sont scellés de par leur nature même, c’est-à-dire pour la raison qu’ils sont infinis et incommensurables. Et tant qu’ils ne seront pas descendus du monde dans lequel ils se trouvent dans le monde de la présence, de la manifestation (shuhûd), où ils passeront par un processus d’individuation, c’est-à-dire tant qu’ils ne seront pas des êtres de ce monde des limites, ils demeureront dans l’état d’immuabilité (thubût), comme en témoigne le verset, et notre intelligence qui ne connait que des essences individuées sera dans l’incapacité de les connaître. Toutes les choses qui sont dans ce monde et dans les limites du temps, « étaient » auprès de Dieu à l’état d’immuabilité et enfermées dans les réserves du mystère, non affectées par quelque déterminant ou identifiant que ce soit. Quoiqu’il en soit, nous sommes incapables de connaître en quoi consiste la modalité de cette immuabilité.
Il est possible que d’autres choses soient accumulées et occultées dans ces réserves et qui ne soient pas du genre d’êtres temporels. On pourrait ainsi distinguer deux sortes de réserves du mystère divin : d’un côté, les mystères qui ont traversé l’étape de la présence, et d’autre part, les mystères qui sont hors du monde de la manifestation, et que nous appelons le mystère absolu (ghayb motlaq).
Naturellement, les mystères qui sont entrés dans le domaine de l’existence et de la présence ainsi que du monde de la limite et de la mesure – et compte non tenu de la limite et de la dimension qu’ils ont reçues – retourneront aussi au mystère absolu. Ils sont déjà le mystère absolu même. Si nous les appelons présence ou manifestation, c’est en gardant à l’esprit la mesure et la limite qu’ils possèdent ; ils peuvent faire partie des objets de notre connaissance. Ils ne sont présents qu’en tant qu’objets de notre connaissance. Autrement, ils demeurent des mystères. Bien sûr, il est possible que nous dénommions « mystère relatif » les objets du monde qui ne sont pas encore devenus des objets de notre connaissance. Par exemple, quelque chose qui se trouverait à la maison qui soit perceptible est invisible ou mystérieux relativement à quelqu’un qui se trouverait hors de la maison, alors que pour nous qui sommes dans la maison, cette chose ne serait pas un mystère. De même, la lumière et les couleurs sont « présence » pour la perception oculaire et « mystère » pour la perception auditive. Et les mêmes choses qui sont perceptibles pour un être humain possédant les deux sens (vision et audition) sont des présences, alors qu’elles sont absence et mystère pour un être humain qui serait sourd et aveugle. Sur la base de quoi, nous pouvons affirmer que les mystères que Dieu a évoqués dans le verset en discussion : « … Il sait ce qui habite la terre ferme et la mer. Pas de feuille qui tombe sans qu’Il ne le sache ; ni de grains dans les ténèbres du sol, ni rien de sec ni d’humide qui ne s’inscrive au Livre explicite. » (sourate Al-an‘âm (Les bestiaux) ; 6 : 59) font partie de cette sorte de mystères relatifs, parce que tous les éléments qui sont mentionnés dans le verset sont des objets connus, bien définis, et dont la connaissance par les hommes n’est pas impossible.